La structure organisationnelle des finances du makhzen au Maroc découlait d’un système traditionnel particulier basé sur la personnalité du serviteur du makhzen et de ses liens avec le pouvoir en place. Choisis et recrutés parmi les personnages connus pour leur probité, leur aisance et leur connaissance des questions commerciales, les oumana des douanes étaient nommés par le Sultan pour diriger les services douaniers dans les ports notamment. Ils assumaient dans l’exercice de leurs fonctions les rôles de directeurs, inspecteurs et receveurs. La nécessité de confier un service aussi important et vital, puisqu’il constituait le revenu le plus productif et le plus sûr du makhzen, à un personnel qui en connaissait parfaitement les exigences, avait obligé l’Etat à recourir à des commerçants, à des commissionnaires, ou à des hommes dont les parents avaient déjà occupé ces fonctions. Aucune garantie d’instruction, ni de fortune n’était d’ailleurs exigée des oumana. Quelques uns savaient à peine lire et se faisaient aider par des secrétaires (adoul), pour la partie matérielle d’un service dont la pratique leur était familière. De plus l’acte adoulaire constituait une formalité administrative obligatoire visant à garantir l’authenticité de la forme juridique de l’opération de dédouanement. Cette opération ne s’effectuait pas sous couvert de la déclaration en détail écrite souscrite par le déclarant comme c’est le cas dans le droit douanier contemporain.

Le recrutement :

Depuis la réforme du statut douanier de Sidi Mohamed Ben Abderrahmane en 1862 et surtout après les audacieuses réformes administratives initiées par le Sultan Moulay El Hassan, les oumana étaient nommés pour une période de 2 à 3 ans. Exceptionnellement, un amine pouvait être maintenu dans son poste pour une nouvelle période. Ce système de mobilité administrative p e rmettait au makhzen de procéder chaque année à de nouvelles nominations aux fonctions d’amine des douanes. Généralement, dans chaque port, exerçaient deux oumana au moins dont l’un était choisi parmi les notables de la ville.

En fait, le terme utilisé pour la nomination était plutôt Amine Al Marsa (Administrateur du port) sauf pour la douane de Mellilia où les documents officiels portaient la mention de Amine Adiwana (Administrateur des douanes)42.

Le Sultan faisait demander directement ou par l’entremise de «l’Amine Al Oumana», depuis que ce poste eut été créé43, l’établissement d’une liste de postulants pour les postes d’Amine (Administrateur) ou Adl (Secrétaire) des douanes. Les oumana sortants, les notables de la ville, le cadi et toute personne capable de fournir un élément de renseignement étaient dès lors consultés. Les candidats retenus étaient ensuite reçus à la cour impériale à Fès pour recevoir leurs dahirs de nomination avant de rejoindre leurs postes de commandement .

A l’instar de tous les candidats à une fonction supérieure auprès du makhzen, les oumana bénéficiaient de deux audiences protocolaires. La première se nommait «El Moulaqua», (la rencontre ou l’entrevue). La seconde audience était celle d’El Ouadaa», le congé44.

 



A cette occasion, il se revètaient la tenue officielle. Cette tenue traditionnelle se composait généralement du caftan, la farajia, le kissaa, le bernous, l’amama et la kalansoua45.

Le port d’exercice était souvent différent de leurs villes d’origine. Les fonctions d’amine furent durant longtemps exercées sans rétribution. Sous la pression diplomatique46, le makhzen instaura un régime de rémunération pour ses fonctionnaires. Ainsi, au début du XXème siècle le gouverneur de la ville de Tanger recevait un salaire de dix douros par jour47 qui lui était versé par l’amine des douanes. La même somme était prélevée quotidiennement sur les recettes douanières à titre de rémunération pour chaque amine au port.

La Prestation de serment :

Avant de prendre leurs fonctions, l’amine et ses collaborateurs (Adoul) étaient tenus de prêter serment de remplir avec intégrité les charges qui leur étaient confiées. Après la nomination des oumana et de leurs collaborateurs (Adoul), le Sultan adressait un ordre au Cadi (juge) de la ville où les nouveaux fonctionnaires du makhzen devraient exercer leurs fonctions à l’effet de recueillir leur prestation de serment.

Le jeudi 2 mars 1905, le Sultan adressait une lettre au Cadi de Tétouan, Thami Afilal lui ordonnant de recueillir le serment du service auprès des nouveaux oumana et adoul à la résidence48. Cependant, les agents du makhzen ayant déjà prêté le serment officiel n’étaient pas soumis à cette procédure. Ainsi, dans la missive du Sultan sus mentionné, il était spécifié que l’amine Hadj Larbi Benouna n’était pas soumis à la prestation du serment.

Les nouveaux oumana et adoul devaient prêter serment en présence de leurs prédécesseurs, anciens amine et adoul, du gouverneur de la ville, ainsi que de deux adoul du Samat49. Mention de cette procédure devait être portée sur le registre des douanes du port d’attache. Un procès verbal circonstancié de la cérémonie de prestation du serment devait être également adressé à la cour par le Cadi de la ville.

Le texte du serment était différent pour les oumana et les adoul. Ceci implique que chacun des deux corps, qui n’avaient pas les mêmes attributions, prêtait serment à part50.

Son origine remonte probablement à l’époque de l’institution du régime de l’amana au Maroc avec des différences dans la rédaction. Les anciens traités indiquaient que depuis le XIIème siècle ; le personnel douanier était généralement assermenté.

 





 

Le texte que nous reproduisons serait d’origine ancienne. Sa version finale remonterait à l’époque des grandes réformes des douanes initiées en 1862 par le Sultan Sidi Mohamed Ben Abderrahmane. Avec la disparition de l’institution des oumana, cette procédure traditionnelle et originale semble avoir été abandonnée. Depuis 1914, le personnel douanier est soumis aux dispositions du dahir du 1er mai 1914 relatif au serment des agents verbalisateurs51. Cette nouvelle loi ne fait portant aucune référence aux serments des oumana et des Adouls de 1862.

L’exercice de la fonction :

Les oumana étaient aidés dans leurs travaux par des «Adoul» appelés également «Tolba» qui leur servaient de secrétaires. Les secrétaires recevaient une rémunération de cinq dourou par jour. Les oumana siégeaient à «Dar Al Achar» que l’on appelait également la «grande douane». Ils étaient chargés de la vérification des marchandises tant à l’importation qu’à l’exportation.

 



Après cette vérification matérielle, ils procédaient à l’évaluation de la valeur imposable et la perception des droits et taxes dus. En principe, la valeur était basée sur les éléments de la facture, mais comme ce document était souvent libellé en langue étrangère, l’amine se référait souvent aux prix indiqués sur le tableau.qui lui était envoyé chaque matin par le mouhtassibe de la ville52. Après estimation de la valeur taxable, l’Adel remettait au déclarant en douane une fiche de liquidation. L’importateur ou l’exportateur présentait cette fiche au caissier qui lui délivrait un reçu attestant le paiement des droits et taxes.

Le bureau du caissier appelé «petite douane» se trouvait généralement en face de la grande douane où siégeaient les oumana. Dans certains ports, le makhzen installait un quatrième amine et un quatrième adel chargés spécialement du recouvrement des droits et taxes. Le caissier était appelé «naïb al oumana» (suppléant). Dans les correspondances officielles, le receveur des douanes était appelé «Amine Al Mal»53. Il était parfois assisté d’un traducteur européen ou juif, chargé de traduire les connaissements54 et les bons de franchise des légations et consulats. Ce traducteur était lui-même aidé par un taleb qui écrivait sous sa dictée.

Un amine-assistant aidait les oumana et procédait notamment à la perception des droits et taxes en cas d’empêchement ou d’absence. Il assurait la permanence du service le matin de très bonne heure et même les jours de fête. Dans ce cas, il bloquait les marchandises à caractère commercial et ne laissait passer que les voyageurs et leurs bagages personnels.

La comptabilité des oumana était tenue par les adoul. Chaque adel travaillait pour le compte d’un amine. Chaque amine avait un registre brouillon où l’adel inscrivait les opérations de la journée au fur et à mesure qu’elles se présentaient. La mention portée en préambule était souvent libellée comme suit :

Le 17 du mois dou Al Hijja, Monsieur X a importé 1.000 kgs de (nature de la marchandise) valant (valeur) il a payé (montant des droits et taxes) .

Ce brouillon portait le nom de «Warakate Al Wassakh» «papier de brouillon». Chaque soir, le travail de la journée, porté sur le brouillon, était repris en version finale par l’amine ou par son adel sur le grand registre appelé «Kounnache Al Achar».

Un Adel choisi et payé par les oumana, pour les décharger d’une partie de leur travail, était chargé de transcrire à nouveau les écritures sur des feuilles volantes appelées «Al Youmia» (la journalière). Les «youmia» étaient expédiées à «Dar Al makhzen» chaque semaine dans un rouleau de fer blanc cacheté à la cire.

Les auxiliaires de l'amana en douane :

Outre les principaux fonctionnaires que nous venons de citer, un ensemble de personnel d'aide et d'assistance à l'exécution des tâches de dédouanement était supervisé par les oumana des douanes dans les ports.
 

"Al Ouazzane" (le peseur) était l'agent du service chargé des opérations de pesage. Au début du XX siècle, il percevait un salaire de 60 dourous par mois environ. Il était habituellement assisté de deux adjoints pour les manipulations des marchandises et le contrôle de leurs poids. 

Parmi les fonctions principales en douane, on peut noter également l'emploi de magasinier. G. Salmon55 constatait que le service des douanes à Tanger, employait deux magasiniers européens, chargés de contrôler les marchandises déposées dans les magasins de la douane, de délivrer les colis postaux et de percevoir les droits de magasinage pour les colis en souffrance.


Description des magasins de douane :

Dans une étude au sujet de l’administration de Tanger, G. Salmon donne une description un peu folklorique, mais combien précise, de l’organisation du travail au sein des magasins sous douane au début du XXème siècle. L’exemple de Tanger peut être considéré comme une illustration de la gestion et la manipulation des marchandises en douane pratiquée en général dans tous les ports du Maroc à l’époque.

«Les magasins de la douane s’étendent à l’ouest de l’entrée du môle, jusqu’au pied des anciens murs de la ville, sur la plage. Ce sont de très anciennes constructions divisées en galeries voûtées qui courent parallèlement au rivage. Les marchandises y sont déposées sans aucun ordre et dans l’obscurité la plus complète. Les magasiniers ont cependant à leur disposition tout un personnel turbulent et indiscipliné.

La manipulation en douane est assurée, en effet, par trois catégories de portefaix (hammâl) :

1) les hammâlat ach-châl, qui transportent les colis de la bercasse aux magasins de la douane ;

2) les hammâlat al-khazin, qui s’occupent des manipulations à l’intérieur du magasin ;

3) les hammâlat ad-diwâna, qui transportent les colis de la porte du magasin à la porte de sortie de la douane.

Les colis, arrivés à cette porte, appartiennent définitivement à la personne qui les retire, et qui doit en ce cas pourvoir à leur transport. Le nombre des portefaix est indéterminé, mais chaque catégorie comprend bien une quarantaine d’hommes. Chaque série est dirigée par un chef (kébir) auquel est adjoint un taleb (secrétaire). Le chef, désigné, soit par les porteurs eux-mêmes, soit par le qâid al-marsa, capitaine de douane, dirige le transport des marchandises, veille au maintien de l’ordre et partage entre tous ses hommes les sommes perçues pour ce travail. Aucun tarif n’est fixé par le gouvernement pour le transport des colis, mais le tarif établi par les portefaix eux-mêmes est ordinairement de 25 centimes. Le tâleb est chargé de faire la comptabilité, d’inscrire les marchandises transportées et de recevoir les versements. Ces sommes sont partagées chaque jour équitablement entre les hammâlat. Le chef a une part double des autres et le taleb reçoit environ deux pesetas par jour».

Modalités d’enlèvement des marchandises :

Après vérification et perception des droits et taxes par les oumana, les marchandises étaient acheminées par des portefaix jusqu’à la porte de l’enceinte douanière. A ce niveau, le déclarant devait remettre aux agents de surveillance et de l’écor56 le récépissé du paiement des droits délivrés par les oumana de “ Dar Al Achar ”. Les agents de douane procédaient alors au pointage des colis avant d’autoriser l’enlèvement définitif de la marchandise .

Ainsi, on peut noter que les opérations d’écor, effectuées actuellement par les agents des brigades, ont toujours existé dans le système traditionnel de l’amana des douanes. Les fonctions de surveillance et d’écor étaient ainsi confiées à un personnel de garde et de contrôle qui a donné naissance par la suite au service actif des douanes dont l’une des particularités, aujourd’hui, est le port d’un uniforme réglementaire. Comment fut donc organisé ce service durant l’ancien régime de l’amana 

Organisation des services des brigades sous l’ancien régime :

Le service des «Assassa» (gardien) en douane était dirigé par le Caïd Al Marsa (Chef du port) appelé également caïd al wardya57. Cet agent du makhzen était nommé par le Sultan sur proposition des oumana. Il relevait donc du personnel douanier et percevait un salaire mensuel d’environ 60 dourous au début du siècle. Le rayon d’action des brigades de douane n’était pas bien délimité. En général, outre l’enceinte des bâtiments de douanes, la surveillance concernait le rivage maritime en ville et aux environs, dan un rayon assez restreint.

La surveillance des postes de perception du maks (l’octroi), disposés sur les principales routes qui conduisent vers les villes58, était également confiée au personnel des brigades des douanes. Cette catégorie de personnel ne dépendait pas du “ caïd al marsa ” mais relevait du caïd attobjia59. Ce dernier était un officier qui commandait une brigade d’artillerie chargée spécialement de la protection des ports et des cérémonies protocolaires de tir au canon.

Les gardiens tobjia n’avaient pas d’uniforme mais étaient généralement armés. Selon des témoignages, leur salaire mensuel, au début du siècle dernier, se situait autour de 30 pesetas payés par les oumana des ports. Les autres agents de surveillance en douane n’avaient ni arme ni uniforme. Ils p e rcevaient un salaire moyen de 12 à 15 dourous par mois60.

Plusieurs récits témoignent du rôle très actif des agents des brigades douanières depuis le debut du XIXème siècle. Dans ce sens le représentant consulaire Abraham Bendellac nous signalait deux actions énergiques de ces agents au port de Tanger :

«le 17 août 1824, entrée dans la baie, à la nuit d’une balandre avec huit officiers anglais. Trois d’entre eux débarquèrent, pensant pouvoir entrer dans la ville. Les gardes de la douane s’en saisirent, leur lièrent les mains et les gardèrent jusqu’au matin.

Le 23 août 1824, un marocain a vu à bord de la felouque espagnole arrivée le 22 quelque chose de suspect. Un espion61 de l’administration des douanes est envoyé par le capitaine du port. On y trouve et y décharge 200 fusils avec leur bayonnettes 20 sacs de poudre et munitions et 154 uniformes ….».


42Les oumana au Maroc - Naïma Touzani op cit.
43Mohamed ben Madani Bennis a été nommé à ce poste le 31 mars 1862 par le Sultan Sidi Mohamed Ben Abderrahmane et serait ainsi le premier Amine Al Oumana du Maroc – Cf. Al Athaf Ibnou Zaïdane T3 P. 379.
44Michaux Bellaire : Archives marocaines T. 11 p. 246.
45Ibnou Zidane – Al Athaf t II p. 531.
46cf III ème partie de l’ouvrage : les reformes
47G. Salomon- Archives marocaines T.1.
48Manouni Cit. Op. P. 82 TII.
49Samat: lieu où s’installent les adoul de la ville chargés de rédiger les actes notariés.
50Voir textes des serments respectifs des oumana et adoul en annexe.
51B.O 82 du 22 mai 1914.
52Un Assass de la douane était chargé chaque matin de se procurer le mercuriel des prix auprès du mouhtassib de la ville.
53Cf. documents 1607, 1609 et 1613 cartable 10 Tétouan: Direction des Archives Royales Rabat.
54Etat de chargement du navire.
55G. Salamon Archives marocaines.
56Opération effectuée par les agents des douanes, et consistent à pointer pour identification les colis ayant obtenus la main levée avant leur sortie de l’enceinte douanière.
57Dérivé de Guardia, mot espagnol signifiant «gardien».
58Ces postes sont appelés dans le langage dialectal commun «Kamra»
59Tabji, terme d’origine turque, utilisé pour désigner l’artilleur en fonction dans les ports de surveillance des ports mari-times de commerce.
60Estimation selon témoignages du début du XX siècle
61Dans le sens agent des brigades des douanes.