Nous avons essayé d'analyser le concept de la «douane» au Maroc et on a conclu que l'administration douanière marocaine était l'une des premières et principales composantes du système makhznien. Dès l'origine, le terme Makhzen qui est au Maroc synonyme de gouvernement au moins dès l'époque des Merinides, fût d'abord utilisé particulièrement pour désigner la structure étatique qui avait pour charge l'organisation financière du pays.Dans ce cadre, la douane fut régie durant plusieurs siècles selon un système de gestion spécifique : celui des «oumana».

«OUMANA» en arabe est le pluriel d'Amine. Le terme utilisé en arabe pour désigner toute personne probe, a été attribué dans son sens fiscaliste à Abou Oubaïda Al Jarrah. Ce compagnon du Prophète, connu pour sa probité, fut le premier amine du trésor des musulmans «Bit mal al mouminine». Ce terme fut utilisé également pour désigner un ensemble de personnes, officieux ou officiels, qui étaient reconnus en tant que spécialistes aussi compétents qu'honnêtes exerçant constamment dans un métier déterminé. Depuis, cet usage avait revêtu au Maroc des significations différentes dont on peut citer les plus courantes :

- amine al kharaj : chargé des dépenses du makhzen (sortie d'argent ) ;

- amine adakhl : chargé de l'inscription des recettes du makhzen ;

- amine assayer : chargé des dépenses de souveraineté et des traitements des fonctionnaires ;

- amine choukara : chargé des dépenses personnelles du Sultan ou amine al ataba ;

- amine al khorss : chargé de l'évaluation des impôts agricoles ;

- amine al marssa : chargé de la gestion et les contrôles des douanes dans les ports.

Dans les pays arabo-musulmans il fut un usage d'attribuer le titre d'Amine à toute personne qui gère ou contrôle un service public à vocation économique ou financière. Au Maroc, les oumana avaient constitué un corps de personnel makhzenien qui supervisait le Trésor (Bit al mal), les douanes «Adiwana» ainsi que les autres contributions dues à l'Etat «Al Moustafad».Les chefs des corporations professionnelles au Maroc ont été désignés par le titre de Amine également depuis l'époque Mérinide1. Dans sa description de la ville de Fès avant 1900. Le Tourneau2 relevait que l'amine des artisans jouait, des rôles prépondérants dans l'activité économique de la cité. 

 



Oumana des douanes en exercice (1906).



A côté du corps des oumana de corporation des métiers, le Makhzen avait créé un corps des oumana pour la gestion et le contrôle de divers secteurs financiers. Comme le constate beaucoup de chercheurs dans le domaine rien n'exclu que les structures de l'Amana du Makhzen étaient très développés depuis la naissance de l'Etat Marocain Musulman. Mais c'est à partir de la deuxième moitié du XIXème siècle que l'appareil de l'amana, comme le définit Madame Touzani3, se développera. Le corps des oumanas regroupait des gestionnaires de tous les secteurs d'activité makhzanienne. Le titre d'Amine était attribuée selon différents critères.

Dans une étude réalisée sur de l'administration marocaine au début du XXème siècle par Gabriel Salmon4, le chercheur notait la spécificité du pouvoir des oumana par rapport aux autres agents administratifs du makhzen. Ainsi, remarquait-il, l'organisation de l'administration locale reposait sur la division de l'autorité en trois pouvoirs distincts relevant du sultant :

- un pouvoir administratif, exercé par le gouvernement et ses fonctionnaires, 

- un pouvoir judiciaire, exercé par le Cadi,

- un pouvoir financier, exercé par les oumana.

Si les limites des deux premiers furent difficiles à établir, si le pouvoir judiciaire pouvait être exercé, et l'était souvent en fait par le gouverneur, le pouvoir financier était tout entier aux mains des oumana, nommés par le Sultan, et dont l'indépendance vis-à-vis du gouverneur était pleine et entière.

Les oumana des douanes, appelés oumana des ports5 constituaient le noyau dur de ce corps d'état qui a joué un rôle très important dans l'histoire politico-économique du Maroc. En plus du classique rôle financier, l'amine des douanes fut un véritable animateur du commerce extérieur marocain pour le compte du makhzen. En sus des affaires purement douanières, il était fréquemment sollicité, notamment chaque fois que ses compétences techniques et comptables étaient jugées utiles pour la gestion de certains services de l'Etat.

Les rares études consacrées au régime des oumana n'ont pas posé la problématique de l'origine de l'instauration de ce système au Maroc. L'ouvrage pionnier de Touzani qui fut récompensé par le prix du livre du Maroc en 1977 peut être considéré comme l'étude la plus complète qui a été consacrée au régime des oumana au Maroc. Nonobstant la précision et la profondeur d'analyse de l'auteur, il y aurait lieu de noter que : 

1. L'étude est limitée dans le temps à la période du règne du Sultan Moulay El Hassan (1873 – 1894).Or, comme nous l'avons noté à travers la description historique de l'institution douanière, le régime des oumana des douanes existait au Maroc avant bien le règne des Alaouites et probablement depuis les premières restructurations douanières initiées par les Almohades.

2 . La description du cadre général du système des oumana ne permettait pas, en tout cas au chercheur; de mettre en exergue la spécificité de l'activité des administrateurs des douanes que furent les oumana des ports. 

Pandori6, capitaine des douanes françaises d'Algérie entreprit en 1907 une recherche sur les origines du service des douanes au Maroc. Il affirme que le corps des oumana des douanes fût constitué au Maroc vers le début du XIXème siècle. Cette confirmation n'est cependant étayée par aucun document de référence, et comme nous venons de la constater dans la première partie de notre étude, il semble que l'origine du système est bien antérieure à l'époque avancée par le chercheur français. Il convient de signaler par ailleurs qu'en dépit de leur grand intérêt, les études du régime douanier marocain réalisées pendant le protectorat n'ont malheureusement pas comporté d'analyse historique du système des oumana et se sont bornées essentiellement à l'analyse du statut douanier institué par l'acte d'Algésiras en 1906. Une étude approfondie des archives permettrait certainement de porter des éclaircissements plus détaillés et précis sur la question. Mais, on peut d'ores et déjà remarquer que l'institution des oumana s'est instaurée au Maroc à la suite de l'introduction du régime de la Hisba.

L'institution de la hisba dans l'islam avait un caractère spécifiquement religieux. Le mouhtassib ne fut donc d'abord que le délégué de l'imam pour l'imminente tâche de «taghyr al mounkar» (combattre le pêché). Bientôt, le rôle du mouhtassib s'orienta vers des fins plus pratiques et plus adaptées aux nécessités de la vie courante. Les droits et les devoirs de ce commis de l'Etat, à partir du moment où sa mission se spécialisait, varieront selon les lieux et les époques.

Au XIème siècle, Al Mawardi avait fixé dans Kitab al ahkam assoultania les limites de la compétence du mouhtassib7. Al Makrizi considère qu'en Egypte, la hisba est l'une des fonctions de l'Etat les plus considérables. Le mouhtassib en Egypte disposait de délégués dans les principales circonscriptions. Ces agents avaient pour mission de faire des tournées de surveillance chez les maîtres artisans et les marchands de produits d'alimentation. Le mouhtassib siégeait dans l'une des grandes mosquées et recevait un traitement de trente dinars. Il avait également sous sa dépendance directe le bureau officiel de vérification des poids et mesures8. Ibn Khaldoun définit la hisba comme une fonction religieuse en rapport avec l'institution de la censure des moeurs (amrbïl-maruf wa-nahyan al-mounkar). Cette fonction implique des règles d'intérêt public (al masalih-al-amma) dans la ville.

Par nécessité pratique, il semble que la hisba devint de plus en plus une mission de surveillance d'un groupe social. Le mouhtassib occupa en conséquence une place de confiance. En Espagne musulmane, les attributions du mouhtassib furent beaucoup plus nettement définies. Sous «les muluk attawaif» la charge de l'ihtissab était confiée à des gens à la fois instruits et entreprenants. Suite à l'annexion de l'Andalousie au territoire de l'Empire Almoravide en 484 de l'hégire, l'Etat adopta un nouveau système de gestion et de contrôle des finances publiques. Il s'agissait évidemment de la Hisba que les omayades introduisirent en Andalousie quelques années auparavant. Jusqu'à cette époque, les questions de gestion et de contrôle financiers étaient confiées, dans le monde musulman, aux gouverneurs et Wali ou bien au Cadi de la cité. Ibn Khaldoun considérait le contrôle des marchandises à l'exportation parmi les missions prioritaires du système de la Hisba. Il précisait que le mouhtassib était chargé, entre autres, de l'embarquement et du débarquement des marchandises. 

Au Maroc le pouvoir avait toujours essayé d'adapter les concepts du Machrik à sa propre réalité et spécificité maghrébine. Le mot makhzen après avoir été employé pour désigner le local où étaient déposées les sommes destinées à être versées au bayt al-mâl, a servi à désigner le trésor de la communauté musulmane marocaine puis il fut utilisé pour l'organisation qui vivait de ce trésor. Il en résulta que le makhzen a fini par représenter le seul principe d'autorité dans l'Empire Marocain. Plus tard, au fur et à mesure que l'Etat marocain se détachait du reste de l'Empire Musulman d'Orient, le terme makhzen a servi au Maroc à désigner le gouvernement marocain lui-même. L'autorité du sultan était représentée dans les villes et dans les tribus par les Caïds, nommés par le Grand Vizir. Dans cette nouvelle organisation de l'état marocain, on peut déceler un régime particulier de la hisba qui se distinguait nettement du système de l'organisation des finances de l'Etat. Il fut confié à une catégorie particulière de personnel fin ancier : les oumana et les mouhtassib.

Les mouhtassib, nommés par le Grand Vizir avaient pour charge la direction et la surveillance des corporations, fixaient les prix des denrées alimentaires et surveillaient les poids et mesures ainsi que les monnaies9.Ils veillaient également au contrôle de la qualité des produits. Quant au personnel financier, il se composait d'un ensemble d'administrateurs (oumana). On y distinguait plusieurs catégories dont on peut citer notamment :

- «Amine Al Amlak» (administrateur des biens du makhzen) ;

- «Amine Al Moustafade» qu'on appelait également Amine Al moukous (administrateur des droits de marché et des droits des portes à l'intérieur) ;

- «Abou almawarith» c'est-à-dire l'administrateur qui intervenait dans les successions pour percevoir la part de la communauté musulmane ; 

- «Wakil Al-Gouyab» : curateur des successions vacantes ;

- «Amine Al Marrassi» : administrateur des douanes dans les ports qui était nommé directement par le Sultan.

Ce personnel financier était placé depuis la fin du XIXème siècle sous la tutelle de «Amine Al Oumana» qui gérait les finances de l'Etat. Sous ses ordres, trois oumana en chef s'occupaient, l'un des rentrées, l'autre des dépenses, le troisième de la vérification des comptes.

Le système de l'amana10 au Maroc permettait au makhzen de gérer les finances publiques de l'Etat par un ensemble de personnel chargé de multiples fonctions. Les «oumana-el-moustafade» percevaient les contributions indirectes, affermaient les marchés et les octrois et géraient les biens domaniaux et les habous. Les oumana «d'el khors» procédaient aux évaluations (tekhris) pour la perception de l'achour. Ils étaient le plus souvent des grands propriétaires exerçant leurs fonctions de père en fils. Leurs agents parcouraient le pays lors de la moisson et procédaient dans les tribus à l'estimation de la récolte. Les oumana «assayer» géraient les bouyout al mal. Ils étaient chargés d'effectuer les paiements par l'intermédiaire des allafs. Les «oumana el mers» étaient chargés des contrôles des magasins généraux du makhzen où étaient habituellement entreposés les grains et autres denrées reçus des redevables à titre d'impôt.

Dans une analyse des structures makhzeniennes, Henri Terrasse considérait que le système des oumana était le seul service du gouvernement marocain qui avait une ébauche d'organisation intérieure11. Pour modestes qu'ils fussent, ces services financiers et économiques jouissaient d'une assez sérieuse crédibilité.

 



Mais à l'instar des autres institutions gouvernementales, le système demeura par sa composition et ses méthodes de travail l'héritier fidèle du makhzen traditionnel et conservateur. Les oumana des douanes installés dans les ports ouverts au commerce international, percevaient les droits d'exportation et d'importation. Ils détenaient la majeure partie des espèces recouvrés par le Trésor. Le makhzen en faisait ses banquiers, tirait sur eux pour ses paiements et leur demandait, en cas de besoin, des envois de fonds. Dans les ports, la douane constituait une caisse publique renfermant les fonds d'Etat alors qu'à l'intérieur, le Trésor disposait à Fès, Meknès et Marrakech de trois «Bouyoute al mal».

Ala différence des hauts fonctionnaires de l'Etat, recrutés habituellement dans les tribus makhzen, les oumana des douanes ont été souvent choisis par le Sultan dans la bourgeoisie commerçante. Cette situation sociale privilégiée peut être confirmée à travers l'exemple de la liste des oumana du port de Larache de 1880 à 1890 reprise sur le registre d'inspection des douanes de l'année 1312 de l'hégire comme suit :

- Haj Abdeslam Lahlou et Abdelhadi Zniber ;

- Haj Abdeslam Diouri et Abdelhadi Slaoui ;

- Drissi Tazi et Mohamed Lebbadi ;

- Mohamed Tazi et Mohamed Raghoune;

- Abdelmajid Tazi et Larbi Bricha ;

- Abdelwahab Bennis et Mohamed Zniber ;

- Tahar Tazi et Mohamed Regragui.

 





 

Tous ces oumana ont été en effet issus de riches familles commerçantes dans les grands centres urbains du Maroc de la fin du XIXème siècle. Certains, comme Larbi Bricha, effectuaient d'importantes transactions commerciales pour le compte du gouvernement marocain.

Depuis le XVIIIème siècle, les oumana des douanes dans les ports constituaient un véritable corps d'Etat. A ce titre, ils étaient sollicités dans la procédure d'entérinement de la baïa pour l'investiture des sultans12 dans les différentes provinces. Compte-tenu de la nature de leur mission, le makhzen leur réservait un code spécifique dans les messages codés13 utilisés dans les correspondances du Makhzen à caractère confidentiel.

Contrairement à ce qu'avancent certains auteurs du protectorat français au début du XXème siècle, les oumana des douanes furent parmi les hauts responsables du makhzen. A ce titre ils participèrent aux grandes réformes de l'administration non seulement au niveau du secteur douanier mais également au plan des orientations stratégiques prises à cette époque et qui illustraient les aspects du renouveau du Maroc moderne.

Le Chercheur Mohamed Mnouni souligne dans «Madahir yaquadat Al Maghrib al hadit» les multiples contributions de Abdallah Ibnou Saïd Saloui14 qui fut amine des douanes au port de Tanger en 1910 et qui était par la suite nommé, par le Sultan, membre de la commission politique de Dar Aniaba15. A ce titre, il présenta au Sultan un projet de loi visant d'audacieuses réformes des structures du makhzen. Ce projet illustrait le degré d'éveil et de perspicacité des cadres douaniers marocains en ce début du siècle. En plus de son rôle politico-économique de premier ordre, Abdallah Ben Saïd Saloui jouait un grand rôle diplomatique compte tenu de sa grande expérience et sa maîtrise de langues étrangères. A ce titre, il était chargé, par le Sultan, de recevoir Guillaume II, Empereur d'Allemagne en visite officielle à Tanger en 1905. Il fut décoré, à cette occasion, de la médaille de l'ordre de l'aigle rouge.

 



Parmi les célébrités marocaines qui avaient côtoyé le cercle des douanes marocaines, en y effectuant une partie de leur carrière makhzeniène, nous pouvons citer l'auteur de l'Istiqssa16 Ibn Al Abbass Ahmed Ben Khalid Bnou Ahmed Ibn Cheikh Annaciri qui était en fonction aux ports de Casablanca (1875 – 1876), El Jadida (1879) et Tanger (1893). En 1877, il fut désigné par le Sultan pour procéder au contrôle des finances de la «Bniquat Assayer» de Marrakech. Il était également consultant spécial du makhzen notamment en ce qui concerne les réformes fiscales.

A ce titre, à l'occasion de la consultation populaire initiée par le Sultan Moulay El Hassan au sujet des relations commerciales avec l'Europe et particulièrement la libéralisation de l'exportation des céréales ainsi que la modification de la «Sakka» (droits à l'exportation) ; Annaciri adressa une longue missive en l'objet au Souverain qui fit référence en la matière17.

Quand il fut en poste à El Jadida, il rédigea un rapport d'une grande valeur technique sur l'organisation des perceptions fiscales au Maroc (1879)18. En 1886, il fut, sur ordre du Sultan, le négociateur du makhzen dans une affaire de commerce international qui opposa la famille Doukkali à un groupe de commerçants italiens. Il rencontra à cet effet le consul italien à Tanger et régla avec brio le litige.

Un non moins célèbre écrivain et historien marocain du XVIIIème siècle était également initié aux techniques douanières. Il s'agit évidemment d'Abou El Kacem Zayani, contemporain et collaborateur des Sultans Alaouites Moulay El Yazid et Moulay Slimane. Après avoir effectué une brillante carrière à la Cour Royale, le Sultan Moulay Slimane lui confia en 1792 la wilaya de Larache avec mission spéciale de contrôle des ports et douanes19. Le 14 septembre 1796, il fut chargé par le Sultan de procéder à l'inspection des douanes de Tanger, Tétouan et Larache20.

L'amine des douanes était donc un personnage d'Etat qui jouait un rôle diplomatique de premier ordre. Ses relations avec le corps consulaire accrédité au Maroc étaient fréquentes.

Depuis l'ère Almohade et jusqu'au règne Alaouite, il fut toujours associé par l'Etat aux négociations avec les puissances étrangères. Dans ce cadre, nous pouvons citer la participation de l'amine des douanes de Tanger Si Taïb Biaz aux négociations que le makhzen engagea le 22 Mars 1832 avec l'Ambassadeur du Roi Philippe, le Comte de Mornay, auprès du Sultan Moulay Abderrahmane21.

Par ailleurs, l'éloquent portrait que brossa l'ambassadeur britannique John Russel dans ses mémoires, nous permet de nous faire une idée du profil que présentaient les oumana des douanes pendant le XVIIIème siècle : 

«l'amine El Hadj Lukash Directeur Général de toutes les douanes du port de Tétouan, l'un des hommes les plus puissants, âgé de 70 ans, fort intelligent et savant dans toutes les sciences spécialement en mathématiques. Riche de plus de 20.000 livres sterling, il avait beaucoup voyagé, parlait couramment l'espagnol et recevait toujours les étrangers avec la plus grande politesse. Les ambassadeurs chrétiens, qui passaient par Tétouan ne manquaient jamais d'aller le voir et lui faire un présent. C'était un moyen de se ménager sa protection, souvent très utile car il jouissait d'un grand c r édit, non seulement dans sa ville, mais aussi auprès du Sultan. Les anglais lui rendirent visite et lui offrirent plusieurs pièces de très beau drap. El Hadj Louakach les fit asseoir sur des chaises, qu'il était le seul habitant de Tétouan à posséder»22.

Il convient également de constater qu'au début du siècle, le makhzen instaura le premier conseil des notables pour étudier les réformes qui s'imposaient avant le début des négociations de la conférence d'Algésiras en 1906. 

La liste des membres de ce comité n'a jamais pu être déterminée avec exactitude. Mais, sur les dix sept conseillers identifiés par Al Manouni, on relève plusieurs oumana des douanes tels : Abdeslam Ben Mohamed Oul Zohra, Hadj Abderrahmane El Oufir, Moulay Ahmed Sabounji, Sedik Ahardane et Hassan Al Ghassal23.

A l'occasion d'une conférence en 1928 au cercle des officiers à Rabat sous le thème «le Maroc il y a 30 ans», le Directeur Adjoint de la Banque du Maroc, rendait hommage à «l'amine al oumana» si Abdeslam Tazi (ex amine des douanes)24 :

«Grand voyageur, il était fier et élégant. Avec sa longue chevelure et sa monture de lunette, il ressemblait étonnamment au Monsieur Jules Ferry25. C'est à lui que je m'adressai pour percevoir mon salaire que je recevais sans problème dans des petits sacs en jute contre accusé de réception».

Au XIXème siècle, les oumana des douanes étaient aussi de véritables conseillers économiques du makhzen. En 1852, les oumana du port de Rabat furent les auteurs de redressement des tarifs douaniers appliqués à Mazagan et Casablanca sur les laines, la gomme, les amandes et la cire26.

En 1864, la curiosité des oumana des douanes d'Essaouira conduit au blocage de l'importation d'une mystérieuse machine importée par le Fkih de Taroudant Si Mohamed Tayeb Ben Mohamed Soussi Temili Roudani de retour du pèlerinage à la Mecque. L'enjeu n'était autre que la première machine d'imprimerie lithographique introduite au Maroc. Le cheikh en fit don au Sultan et les oumana des douanes étaient chargés de procéder aux règlement des frais de son acheminement jusqu'à Fès, la capitale. Ainsi, fut installée la première Imprimerie Officielle du Maroc moderne27.

 





 

Au plan politique, les oumana des douanes furent parfois interpellés par les sultans à l'occasion d'évènements exceptionnels. Ainsi, lorsqu'en septembre 1907, le Sultan Moulay Hafid organisa la Mehalla de la Chaouiya contre son frère Moulay Abdelaziz, les oumana de Mazagan ont été invités à mettre à la disposition du Caïd Rahou28 les armes et munitions entreposées dans le magasin des douanes.

A ce sujet, le chroniqueur du bulletin du comité de l'Afrique Française signalait «que le mois de Septembre 1907 a été contrarié, à Mazagan, par la «question des armes» qui devient un véritable conflit politique où furent mêlés Moulay Hafid, les oumana de la ville et le corps consulaire. L'arsenal et les magasins de la douane, à Mazagan, contiennent un dépôt d'armes et de munitions très important. Peu de temps après que cette ville eut proclamé Moulay Hafid, le Sultan du Sud, qui avait précisément besoin d'équiper une Mehalla, trouva tout naturel de s'adresser aux oumana de Mazagan pour leur réclamer le dépôt en question, et ceux-ci se mirent en devoir d'obéir aux ordres de leur nouveau souverain. Mais le corps consulaire s'émut avec juste raison de la facilité avec laquelle les administrateurs des douanes confiaient à des chameliers des armes et des munitions qui, étant donné l'état de surexcitation des tribus environnantes, risquaient fort de ne point arriver à Marrakech et de se répartir parmi les partisans de la guerre sainte. Le plus intéressé dans l'affaire et, au surplus, celui qui avait seul sous la main l'instrument de menace qu'est un navire de guerre, le consul de France, M.d'Huyteza, intervient très énergiquement et déclara aux oumana que les armes ne sortiraient pas des magasins.

Les fonctionnaires de la douane s'inclinèrent. Mais dès lors ce furent des réclamations sans cesse répétées, les unes venant de Marrakech, les autres émanant de notre consul, appuyé par la présence du Condé. Finalement, les armes ne furent pas livrées, ouvertement du moins, mais on soupçonne les oumana d'en avoir fait disparaître clandestinement une certaine quantité. Ce fut toutefois là une nouvelle crise aiguë qui provoqua une certaine effervescence dans la population et qui dura du 1er au 10 septembre».

Ainsi, a travers l'histoire du Royaume du Maroc, l'amine des douanes a toujours été et jusqu'au début du XX siècle, un représentant de l'autorité de l'Etat . A ce titre, il fut, chargé de multiples missions qui variaient selon les époques et les villes. En 1897, le sultan adressait un message aux oumana des ports de Tanger pour confirmation du droit de l'istiqurar29 au profit du feu Ahmed Arrifi :

Louange a Dieu seul ! que Dieu bénisse notre seigneur Mohammed et sa famille ! Après le salut sur les oumana du port de Tanger, nous vous ordonnons de confirmer au Sid Abdellah et â son frère Abdessalam, enfants de feu Sid Ahmed Arrify, la maison qui se trouve à Addibagh. Salut ! le 19 de Safar de l'An 131530

Au plan technique le Makhzen suivait minutieusement les politiques douanières dans les différents ports du Royaume. Il veillait particulièrement à l'application uniforme des procédures de dédouanement. Telle fut l'objet d'une instruction de 1861 adressée aux oumana de Tanger concernant la taxation des emballages vides des céréales.

 



La lutte contre le contrebande constituait en particulier une occupation quasi quotidienne du service des oumana. Le Makhzen élargissait souvent son arsenal grâce aux multiples saisies d'armes de tous genre effectuées dans le nord. Les oumana contribuaient en outre à la gestion de la logistique militaire en supervisant, dans les ports, la distribution de l'armement du Makhzen. 



Cette vigilance dans le contrôle du Makhzen de l'exécution des services douaniers s'étendait même au delà de la durée de l'exercice des oumana. Ce fut le cas notamment pour les ex oumana de Casablanca. Mehdi Tazi et Ahmed Ben Abdellah qui durent en 1896, fournir des explications au sujet d'une réclamation émanant d'un consul à Tanger.

D'autre part les oumana des douanes firent montre d'une grande expérience en matière de négociation commerciales et douanières avec les puissances européennes. Le Makhzen sollicitait systématiquement leurs avis en la matière. Les oumana adressent au sultan en l'occurrence des propositions circontentiées en s'appuyant notamment sur les clauses des conventions antérieures qu'ils avaient bien évidement pratiquées sur le terrain. En conséquence, c'était souvent en véritables experts de commerce extérieur qu'ils s'exprimaient.

 









 

Enfin il conviendrait de rappeler que le régime des oumana des douanes était un système d'administration qui illustrait des méthodes de gestion opérationnelles et un esprit de rigueur administrative exemplaire, notamment en ce qui concerne l'exécution des instructions du makhzen. 

En 1881, Si Larbi Bricha, en qualité de tajir Assaltane, porteur d'une lettre du premier ministre Si Ahmed Ben Moussa n'avait pu pour autant disposer des marchandises destinés au Sultan sous douane à Tanger ; en présence du gouverneur de la ville, les oumana invités par le Cadi à justifier leur décision, avaient déclarés que l'instruction écrite ne leur était pas nommément adressées.

Ainsi, les oumana des douanes n'avaient-ils pas cru devoir exécuter une instruction du premier ministre en l'absence de la notification réglementaire qui s'imposait en l'objet.

 







 

1Al Mnouni Touhfat Annader
2Roger Le Tourneau Fès avant 1900 p.436.
3Touzani Naïma harraj : Al oumana bi al maghrib 1873-1894
4Archives marocaines.
5d'aprés Naïma Haraj Touzani seul l'amine de Mellilia avait le titre officiel d'Amine des Douanes.
6Cet officier des douanes françaises fut chargé, en 1908 par Lyautey, de la gestion du service des douanes à Oujda.
7W. Heffening: Tijara, dans Encyclopédie de l'islam t 4, p. 785 – 790.
8Gaudefroy – Demombynes, la Syrie à l'époque des mamlouks.
9Cf. Encyclopédie de l'islam.
10L'amana en arabe signifie probité issue du sens contraire au mot Khiana (trahison) selon la tradition linguistique arabe qui consistait à définir les mots par l'oposé de leur sens.
11Henri Terrasse: Histoire du Maroc.
12Mohamed Lahbabi: le Gouvernement Marocain à l'Aube du XXè m e siècle. Editions maghrébines – Casablanca 1975 p. 46.
13Le code 78 était attribué aux oumana des ports Cf. Al Manouni op cit T2 p. 243.
14Fils du célèbre Caïd Mohamed Ben Mohamed Ben Saïd. Cf. «Khataouate wa khatarate» d'El Kadi Abdelhafid Al Fassi (Bibliothèque Générale .D 4401 1 ère série).
15Résidence du Naïb du Sultan du Maroc à Tanger.
16Al istiqssafi akhbar al maghrib al aksa
17Al Istiqssa T4 p 266.
18«Kanoune Fi Tartib Al Idari Wa Al Jibayate Al Malia Bi Al Maghrib : Al Istiqssa T1 p 21.
19«Al Boustane addarif fi dawlat oulad Moulay ali Charif» Abou Al Kacim Zayani (1734-1833) décédé à l'âge de 99 ans et enterré à la zaouia Naciria Hay Siaj à Fès.
20Les relations du Maroc avec l'Europe in Hesperis Vol XXVIII 1990 p. 42.
21Jacques Caillé la petite histoire du Maroc. Seconde série 1727 – 1850 (1952 p. 186).
22Cit op p.15.
23Al Manouni : Madahir Yaquadat Al Maghrib t 2 p, 203-204.
24Ibnou Zidane – al Athaf T V p. 370.
25Député républicain à la fin de l'empire (1869) Maire de Paris (1870).
26J. Caillé la petite histoire du Maroc – troisième série 1850 – 1912 édition 1954.
27Al Manouni M. Madahir Yaquadat Al maghreb tI,p 295
28Chef de la Mehalla.
29Il s'agissait d'u ne procédure administrative appelé également “ TANFIDA” qui Consistait également en l'octroi d'une propriété du Sultan â l'un de ses sujets.
30G.SALMON Archives Marocaine Tome I p.33