Si les premiers conquérants musulmans avaient amplement réussi leur expansions avec succès, ce résultat n’aurait jamais été atteint sans la sagesse des premiers califes qui surent conserver les appareils administratif et fiscal des territoires conquis : l’appareil de Byzance en Egypte et en Syrie, l’appareil des Sassanides en Irak et en Perse. Ainsi, l’islam n’avait pas seulement conquis des terres d’alluvions et d’oasis, il s’était étendu aussi le long d’une zone maritime et d’une zone de steppes que les caravanes mettaient en contact pour échanger les produits d’Europe et d’extrême Orient. De la Perse ou de l’Irak, les voiliers arabes atteignaient non seulement l’Inde et Ceylan mais aussi la Chine jusqu’au IXème siècle. D’autres voies terrestres menaient vers l’Inde, la Syrie, l’Egypte et Byzance. Les caravanes d’Egypte prenaient également la direction de l’Ethiopie et du Maghreb. Le commerce portait sur des produits de luxe, comme les épices, les bois précieux, les fourrures, sur des produits de première nécessité, les métaux, les textiles ainsi que sur les produits métallurgiques. Le développement du commerce, allait de pair avec la possibilité d’imposer la circulation à quelques-unes de ses étapes, aux entrées dans les villes soit à l’embarquement ou au débarquement des marchandises dans les ports.

La notion d’un “territoire douanier” bien distinct du territoire national est apparue dès l’aube de l’Islam en Arabie. Le mouvement des marchandises d’un territoire douanier à un autre donnait lieu à la perception de droits de douane (“Al aouchr”) par “al achir” (receveur des droits de douane). Dans une citation d’Abou Hanifa d’après Alkacime d’après Anes Ibn Sirine d’après Anes Ibn Malek, il est dit : “Le calife Omar me confia la perception d’Alachour et me fit prononcer le sement de percevoir sur les marchandises objet d’une transaction commerciale le quart du dixième pour les musulmans, la moitié du dizième les dhmmi53 et de dizième pour les tribus en guerre 54.

Avec l’évolution de ce système on a pu contrôler que dans chaque centre urbain était établi un ou plusieurs foundouks ou khans, où les commerçants étaient tenus de porter leurs produits. Ceci facilite la levée de la taxe douanière. Le droit de douane fixé, généralement à dix pour cent pour les musulmans, à vingt pour cent pour les non musulmans et des droits apparentés étaient d’un gros rapport pour le trésor public. Seulement, il est d’une importance capitale de signaler que ces taxes sur le commerce n’étaient pas considérées par les fouqaha55 orthodoxes comme tout à fait conformes aux prescriptions de la loi coranique. Ces réticences ont dû se dissiper à travers les âges car le recours aux impôts sur les échanges était d’une trop grande commodité et si nécessaire pour qu’aucun gouvernement ne pût s’en passer56.

L’islam avait le mérite de développer le commerce international. Il permettait le transfert de l’argent, surtout en grosses sommes sous forme de pièces documentaires au lieu de pièces monétaires. Par conséquent, les transactions commerciales ont dû se soumettre à cette nouvelle orientation d’où le flot des documents échangés entre les Etats musulmans et le reste de la communauté internationale .

L’époque du Prophète avait tracé, dans ce contexte, les lignes de conduite pour les tribus soumises à l’Islam, et qui ont servi par la suite de base pour le renforcement de la législation financière et économique de l’ensemble de la communauté. Grâce à l’ouverture sociale et humaine des négociants musulmans, les échanges commerciaux furent internationalisés à une grande échelle. Le trafic maritime favorisait non seulement le transport des produits et marchandises, mais aussi le contact humain et collectif. Les espaces désertiques vécurent une ère d’intense animation et de mouvements caravaniers jamais connus auparavant. Dans l’analyse des civilisations du Sahara, Attilio Gaudio57, remarquait que les produits exotiques des pays noirs étaient importés au Maroc par de longues caravanes qui parcouraient régulièrement3.000 km de désert. La traversée s’effectuait, bien entendu, sous le contrôle douanier, entre autres, des ”Garamantes” à qui les voyageurs commerçants payaient un droit de péage ; droit maintenu par les Touareg jusqu’au début du XXème siècle . L’évolution du régime douanier du Maroc Musulman devra désormais, s’inscrire dans le cadre de ce double courant commercial maritime et saharien.

Après la chute de Rome en 476, le Maroc a sombré dans un repli politique qui s’est traduit progressivement par une régression de son activité commerciale avec le monde extérieur. Ainsi, il serait très difficile de déceler des indications précises sur l’existence d’un rouage douanier durant les brefs passages Vandale et Byzantin au Maroc, tant les sources de référence seraient pratiquement inexistantes dans ce domaine. Cependant, on peut noter que la relative faiblesse du commerce extérieur s’explique par le fait qu’aucun pays du monde méditerranéen n’a vécu autant que le Maroc en dehors des grands courants commerciaux. Carthage ne fit entrer dans son espace économique que des comptoirs littoraux et la Mauritanie Tingitane ne fut pour l’empire romain qu’une marche militaire. Après la conquête musulmane en l’an 708, le Maroc a connu des mutations socio politico économiques d’une grande importance qui se sont traduites sous le règne du Sultan Moulay Idriss Al Azhar par l’apparition de ce qu’on peut qualifier comme le premier noyau du système ”Makhzen”.

En effet, la notion du Makhzen qui est un système de gouvernance propre au Maroc coïnciderait, d’après la majorité des historiens, avec l’instauration du premier gouvernement du Maroc indépendant sous le règne de la dynastie Idrisse. C’est également à ce niveau qu’il conviendrait d’étudier l’origine et l’évolution des systèmes douaniers qu’a connu le Maroc jusqu’à nos jours, car la douane a constitué de tous les temps l’une des principales composantes du système makhzenien.

La souche arabe du terme ”douane” est issue de ”diwan” et appelé en Afrique du Nord: ”diwana”58. On peut également trouver une origine étymologique propre à la douane marocaine, qui a un rapport direct avec le terme “ makhzen ”. Harakat précise que le terme ”makhzen” fut utilisé pour la première fois au IIème siècle de l’hégire pour désigner le coffre métallique utilisé par l’Emir (gouverneur) de l’Ifriquia pour y déposer les recettes fiscales de l’Etat dont notamment les taxes sur le commerce extérieur. Le terme makhzen est issu du verbe arabe khazzana qui signifie : enfermer, conserver, thésauriser. Dès l’origine, ce terme, qui est au Maroc synonyme de gouvernement, s’appliquait plus particulièrement à l’organisation financière.

On peut donc considérer que l’expression makhzan, qui désigne le gouvernement marocain et tout ce qui s’y rattache de près ou de loin, a été utilisée au début pour indiquer uniquement l’endroit où étaient réunis les fonds destinés à être versés au trésor de la communauté musulmane, ou bayt al-mal. Plus tard, lorsque les sommes, ainsi réunies, ont été conservées pour être utilisées sur place et sont devenues, pour ainsi dire, les trésors particuliers des communautés dont elles provenaient, le mot makhzen a servi à désigner les trésors de chacune de ces communautés, et une certaine confusion commença à se produire entre ”makhzen”et ”bayt al-mal”. D’ailleurs, l’expression “Abid al makhzen” reprise à diverses étapes de l’histoire du Maroc, a toujours été utilisée dans le sens d’esclaves du trésor, plutôt que dans celui d’esclaves du gouvernement. Il apparaît donc que le ”makhzen” a servi, au Maroc pour désigner le gouvernement au fur et à mesure que l’Etat se détachait de l’Empire Musulman d’Orient.

Au plan financier, le problème de la fiscalité en général et de la taxation des produits importés ou exportés en particulier, demeura l’un des gros évènements de l’histoire musulmane en Orient comme en Occident. Ibn Hawkal59 explique ce qu’était ”la taxe douanière” perçue par les Omayyades dans les ports : “ce qui est collecté sur les marchandises qui entrent et qui sortent en abondance sur les navires”. Ibn Hayyan60 évoquant la fiscalité du Maghreb contrôlé par le Calife Omayyade Al Hakam II détaillé dans une lettre que celui-ci envoya aux tribus du Maghreb, indique que l’empire s’en tenait à la stricte légalité.

On peut considérer que le kitab al kharaj d’Abu Youssouf Yacoub ainsi que les statuts d’Al Mawardi (Al ahkam assoultania) constituent les principaux ouvrages de référence en matière de fiscalité sur le commerce extérieur du monde de l’Islam. La taxe sur les marchandises, le ”ouchr” était pour les musulmans de 2,5 % ad valorem. Les dhimmi (chrétiens et juifs vivant sous la protection du musulman) payaient 5 % et les étrangers (harbi moustamine), les chrétiens particulièrement acquittaient 10%.

La comparaison avec certaines pratiques douanières, en Egypte par exemple, montre comme l’affirmait Ibn Joubayr, que si les musulmans pouvaient circuler librement partout dans le monde musulman, les tracas douaniers ne leur étaient pas épargnés parfois. Au Maroc, la fiscalité sur le commerce extérieur la mieux connue historiquement est sans doute celle des Almohades. Ce sont les traités conclus au XIIème siècle avec les ports italiens qui en constituent la référence. Ces traités prévoyaient des règles précises de conduite et de mise en douane des marchandises permettant au makhzen de mieux contrôler les flux commerciaux. Plusieurs conditions étaient liées à ces accords. Deux éléments peuvent cependant être mis en exergue : le paiement des droits de douane et les règles de conduite et de circulation sous douane. L’autre aspect de ces accords concernait les démarches administratives liées au passage en douane des personnes et des marchandises. Les marchands devaient s’adresser aux fonctionnaires de la douane. Les droits et taxes étaient perçus sous le contrôle d’un fonctionnaire nommé Moushrif, qui fut désigné ensuite par: Amine des douanes.

Les bâtiments des douanes s’appelaient d’ailleurs ”Diyar Al Ichraf” par référence au Moushrif des douanes. Selon Al Ansari, le nombre des offices de diyar al ichraf (l’administration des douanes) était de quatre : L’office de la douane était situé en face des foundouks des commerçants chrétiens ; l’office d’emballage et de déballage des marchandises (aires des vérifications douanières) était là où se trouvaient les marchands d’épices.

Les textes de certains traités nous offrent des indications au sujet des fonctionnaires des douanes au Maroc du XIIème siècle. Le responsable ou moushrif, appelé : “nazir al diwan” était secondé par ”sahib al diwan”. Tous les deux dirigeaient un personnel douanier composé d’adouls, de traducteurs et d’agents rattachés, en particulier les courtiers évoqués dans le traité de la réglementation de commerce rédigé à Séville en 1100 par Ibnou Abdoune.

Sur l’importance de l’encadrement juridique du commerce maritime et des douanes, Christophe Picard61 conclut dans son étude sur la navigation et le commerce du Maghreb occidental musulman :

” L’Ifriquia puis Al Andalous furent les principaux foyers de production juridique, encadrant la vie maritime, justement au moment où les Etats respectifs donnèrent une impulsion particulière à la navigation et cherchaient à mieux organiser l’activité commerciale, pour des intérêts politiques et fiscaux évidents ”.

Pour cela, l’appareil juridique et administratif était un élément essentiel qui se mit en place. Il se développait d’autant plus harmonieusement que l’école malikite était la seule en vigueur, au moins depuis le milieu du Xème siècle. Du coup, les Almoravides, ainsi que leurs successeurs Almohades n’avaient qu’à reprendre, maintenir, et éventuellement, enrichir l’édifice. L’activité douanière fut dès lors une mission constante, en dépit de la conjoncture géopolitique difficile pendant les conquêtes musulmanes notamment durant les périodes du Jihad Islamique. Ce Jihad comme le note Charles André Julien, ne fut jamais, à cause des impératifs commerciaux, une guerre totale, interdisant tout contact pacifique entre musulmans et chrétiens. Les impératifs mercantiles du négoce méditerranéen l’emportèrent largement sur les exigences de la foi. La douane fut, à cet égard, l’incontourable intermédiaire.

Les ports ibériques, les cités marchandes de la Méditerranée ne pouvaient se ravitailler en produits d’Afrique noire que par l’intermédiaire du Maroc. Leurs négociants s’installèrent dans des foundouks62 sous un contrôle permanent de l’autorité douanière. Au cours de la seconde moitié du XIIème siècle, Gênes se fit garantir par traité, sécurité et facilités de procédures douanières. Cela valut un essor exceptionnel au commerce extérieur, ce qui fit de la douane marocaine l’élément moteur de cette expansion et l’animateur de l’activité économique au Maroc durant plusieurs siècles.

 

LES PREMIERES STRUCTURRES DOUANIERESDE L’ETAT MAROCAIN

L’EPOQUE IDRISSIDE63



Pendant la première partie de leur règne, les Idrissides n’avaient pas de politique douanière. Cette situation peut s’expliquer aisément par les deux facteurs suivants :

1) La préoccupation de l’Etat, nouvellement créé, par l’instauration de ses premiers jalons. Ainsi, les efforts des pouvoirs publics ont été essentiellement orientés vers l’urbanisation du pays, la création des provinces. De même que l’Etat concentrait ses efforts sur la transmission des règles de l’Islam aux populations et veillait à leur assurer l’éducation religieuse adéquate.

2) Dans ce contexte, l’Etat ne pouvait qu’opter pour un système fiscal qui respecte scrupuleusement les principes de la ”chariâ”. Cette politique fiscale basée sur l’impôt coranique était d’autant plus aisée à appliquer que les charges du jeune Etat marocain étaient amplement couvertes par les recettes de l’impôt traditionnel.

Durant la seconde période de règne Idrisside, le jeune Etat devait inéluctablement faire face aux charges, de plus en plus nombreuses dues à la gestion d’un pays en pleine expansion. D’autre part, les catastrophes naturelles et les épidémies créent pour le pouvoir des charges lourdes et imprévisibles. Ainsi, s’est posé le problème d’une nouvelle organisation financière avec la grande difficulté à laquelle devaient faire face toutes les dynasties qui ont régné sur le Maroc. Cette organisation consiste à créer une administration politique et fiscale s’accordant avec les principes de l’Islam. La structure douanière durant cette période ne pouvait être qu’intégrée dans l’organisation financière sous forme d’un impôt de guerre perçu par l’autorité militaire.

Si le commerce extérieur du Maroc fut pendant l’antiquité essentiellement maritime, avec les Idrissides, les premières opérations d’exportation se sont effectuées par des caravanes transahariennes vers le Soudan. Une activité de commerce maritime a été toutefois enregistrée au port d’Asilah sous le règne du calife Idrisside Al Kacem Ibn Idriss64. Asilah fut donc l’un des premiers ports douaniers des Idrissides à partir de 844. Des foires de commerce ou “mawassims” y étaient organisées trois fois par an pour y animer et maintenir l’activité de négoce international65. Au IXème siècle, les Marseillais fréquentaient déjà la baie de Sebta pour la pêche des perles dont Ibnou Hawkal vantait la qualité dans son célèbre oeuvre “Sourat Al Ard” (configuration de la Terre) 66.

Picard considère que l’époque Idrisside fut l’occasion du redémarrage pour la navigation maghrébine dans la côte atlantique située entre Moulay Bouselham et le Cap Spartel, animé par les villes de l’intérieur comme Al Basra. Ibn Hawkal confirme ce constat dans ses mémoires “configuration de la terre” écrites au Xème siècles : les habitants de Basra, conclue-t-il transportent leur marchandises sur des navires par la rivière et, après avoir atteint l’ocean, tournent vers la mer Médirranée pour se rendre où ils désirent.

Les travaux de D.Eustache à propos de la cité économique d’”Al Basra” et du rio “Lukkous” ont montré l’importance des cours d’eau, en relation avec l’océan Atlantique dans le nord du “Maghrib al akssa”. Ces structures portuaires hors zones urbaines qui furent les premiers postes douaniers d’avant garde, semblent avoir été la première base d’urbanisation de la côte atlantique marocaine.

Au XI et XIIème siècles, Anfa (“Al Gayt”) était qualifiée de mouillage et non de cité, “Amagdul” (Mogador) ”mouillage très sur” et en même temps ”port de la province de Sous” selon “Al Bakri”. D’après El Idrissi, “Fedala” était une presque Ile qui servait de point d’appui au port de “Tamsna”. Ibn Hawkal et Albekri avaient bien décrit l’activité commerciale internationale de la cité connue sous le nom “Basrat Al Maghrib”, qui fut une ville d’importance moyenne à mi-chemin sur l’itinéraire reliant “Tansa”67 à Fès. On l’appelait également “Basrat al Kettane”68 (basra du lin) parce qu’à l’époque où elle commença à se peupler, on y employait le lin en guise de monnaie dans toutes les opérations d’échange69. On cultivait sur son territoire fertile le lin,le coton, le blé et l’orge. C’était une ville marchande, et on compte parmi ses habitants des commerçants andalous opulents. Son commerce maritime vers l’Andalousie et l’Ifriquia s’effectuait par le port de la langue “Buhayrat Aryag” appelée également “Mersa Zerga” (port près de Moulay bouselham). Ibnou Oudari situait Jabal Moussa, à neuf miles de Sebta, comme l’endroit idéal pour la pêche des perles70.

 



Ainsi, le Maroc fut sous les Idrissides une plaque tournante de transactions portant sur l’importation et l’exportation de diverses marchandises71 entre le Soudan et l’Orient. L’historien et l’amine des douanes marocaines Zayani rapporte la première convention de délimitation de frontières entre Idriss Al azhar et Ibrahim Ibnou al Aghlab72. Cette première démarcation de territoire démontre l’intérêt de l’autorité centrale au Maroc à contrôler l’activité commerciale avec le monde extérieur. Une telle activité était évidemment génératrice de revenus pour le makhzen Idrisside, et lui permettait ainsi, d’étendre son autorité sur le pays. La participation de l’Etat à l’activité économique et douanière au large des cotes de l’océan atlantique est une réalité notée par les historiens et voyageurs de commerce de l’époque Idrisside. L’administration portuaire, l’organisation administrative, la fiscalité, l’encadrement juridique en sont les aspects les plus visibles. Ainsi, la zone portuaire était placée sous l’autorité directe du Sultan. En particulier, les espaces portuaires les plus importants étaient sous contrôle de l’état qui surveillait également la construction des navires et leur location à des fins commerciales. L’organisation et les procédures douanières ont du s’effectuer dans un système d’interpénétration des domaines commercial et militaire qu’on ne peut malheureusement décrire en l’absence de documents ou témoignages probants. Il n’en demeure pas moins que la fiscalité, et particulièrement les taxes douanières, représentaient un facteur majeur de la présence du pouvoir central dans le commerce inter régional et particulièrement le commerce maritime.

 



L’étude de l’histoire du Maroc démontre que l’autorité de l’Etat s’est toujours établie sur la base de facteurs religieux, mais surtout grâce à la maîtrise des ressources financières du pays dont principalement les recettes douanières. Ainsi, comme l’affirme Harakat74 l’avènement des Almoravides avait comme base, en plus des facteurs politiques et religieux, des objectifs économiques: la supervision de l’axe caravanier Sijilmassa-Oudaghoucht par les tribus Amazigh du Sud.

Ce contrôle du mouvement des marchandises permettait à ces tribus (connues sous le nom d’Al Moulatamines) de percevoir des droits de passage qui furent, en l’absence d’organisation administrative spécifique, considérés comme de véritables droits de douane. Le terme utilisé pour le droit de douane était le Meks (moukous au pluriel). Ce terme semble comprendre toutefois tous les impôts relatifs aux transactions commerciales : droits de marché, droit de régie et droits de portes.

Les historiens s’accordent à constater que c’est sous le règne des Almoravides que le Maroc est sorti de son isolement. La paix établie par les Almoravides et plus encore par les Almohades a dû faire régner la sécurité au Maghreb - et pour un certain temps en Afrique du Nord. Cette sécurité fut si nécessaire pour développer et maintenir des relations commerciales stables avec le monde extérieur. Dans ce contexte, le commerce saharien ne fut jamais aussi florissant que sous les Almoravides qui avaient une prépondérance absolue sur les deux rives du Sahara. Paradoxalement, ce furent les Almoravides qui vont adopter, sous l’impulsion de leur chef spirituel Abdallah Ibn Yacine, une organisation financière conforme aux prescriptions coraniques les plus orthodoxes en matière de perception d’impôt. Ainsi, les moukous dont l’application a donné lieu à beaucoup de controverses ont été considérés comme des contributions illégales et furent tout simplement supprimées pendant la première décennie de leur règne.

”Sur la plainte des gens de Sijilmassa, qui se disaient opprimés par leur Emir Messaoud Ben Ouanoudim El Maghraoui, les Morabitines marchèrent sur cette ville et s’en emparèrent. Ayant ensuite rétabli l’ordre dans ce pays en faisant disparaître les abus qui choquaient la religion et en supprimant les contributions illégales telles que les ”Magharem” et les ”Mokous”, ils reprirent le chemin du désert. Avant de partir, ils relèveront la dîme partout et confièrent le gouvernement du pays à des officiers de leur propre nation75”.

Cette décision d’abolir les taxes fiscales touchant le commerce extérieur se justifiait selon certains auteurs par le fait que l’intense activité commerciale à l’intérieur de l’empire générait un revenu très important au Bit Al mal de l’Etat. Cela n’a pas empêché qu’un début d’organisation des missions de contrôle douanier des mouvements des marchandises a été enregistré sous le règne des Almoravides. Il y a lieu de rappeler à cet égard que dès l’an 484 de l’hégire, l’Andalousie était sous le contrôle administratif de l’Empire Marocain.

S’inspirant du modèle des Omayades en Andalousie, l’Etat Almoravide introduisit au Maroc une série de réformes touchant ses propres structures. C’est ainsi que fut instauré le système de la ”Hisba” avec la nomination de plusieurs mouhtassib dans les principales villes et notamment les villes portuaires. Le régime de la “hisba” aurait donc précédé le régime de “l’amana” en ce qui concerne la gestion des affaires douanières au Maroc. Ibn Khaldoun dans sa définition des missions du mouhtassib précise que ce dernier était chargé également du contrôle de l’embarquement et du débarquement des marchandises des navires.

Si la thèse de l’abolition des moukous a été avancée par l’auteur de Raoud Al Kistas, tous les indices rapportés par d’autres historiens s’accordent à conclure que l’application de cette mesure fut tout à fait relative et temporaire. Ainsi, il y a lieu de croire que les moukous supprimés n’auraient concerné que l’imposition du commerce intérieur. Le commerce extérieur, source de la puissance financière de l’Etat, n’aurait pas fait l’objet de l’abolition. Cette tendance est confirmée par Boutchi dans ses recherches sur l’histoire économique et sociale du Maroc sous le règne des Almoravides. Le chercheur constate en effet, l’existence de deux catégories de commerce : le commerce des caravanes et le commerce de gros76.

Le premier élément de ces mouvements fut décrit par El Idrissi comme une activité animée par les commerçants du Sahara. Ces derniers importaient de l’or, les cuirs et l’ivoire du Soudan. Ils y exportaient le sel, le cuivre et des ouvrages en métaux. Ibn Khaldoun disait à propos de ces animateurs du commerce transaharien : “Ainsi, nous trouvons que les commerçants qui rentrent au Soudan sont les plus prospères et ceux qui ont le plus d’argent”.

Le commerce de gros ou commerce libre, était animé par des riches négociants par l’intermédiaire des “wakil77”. Ceux-ci furent généralement chrétiens ou juifs. Ils exerçaient une activité de négoce dans les transactions commerciales internationales. Le géographe, Ibnou Saïd, met en valeur la prospérité de cette activité en décrivant dans son ouvrage “Kitab Al Joughrafia” une transaction au port de Sebta : “Ils achetèrent le grand bateau chargé de marchandises des Indes en une seule transaction”.

En procédant à l’analyse de la situation des commerçants marocains à l’époque des Almoravides, Nasseh78 décrit exhaustivement l’organisation des caravanes commerciales à cette époque. Il démontre que c’était l’Etat qui organisait les caravanes du commerce extérieur et les encadrait également. Dans sa contribution à l’histoire économique sociale et politique du Maroc médiéval El Alaoui constate : ”depuis l’avènement des Almoravides, le commerce transaharien devient pour le Maroc une activité essentielle, surtout à une époque où le pays était le centre d’un vaste Empire79.

Le développement de ce commerce extérieur qui procurait aux souverains maghrébins et soudanais l’essentiel de leurs revenus s’expliquait d’autre part par la complémentarité économique des deux empires de l’époque. Le Maghreb abondait de cultures céréalières et arbres fruitiers, notamment le blé, la vigne, le figuier et le dattier. Il pouvait subvenir aux besoins des populations du Sahara et du Sahel soudanais dont la production agricole se limitait aux oasis. Par contre, le Maghreb était dépourvu de quelques produits végétaux et animaux qui ne pouvaient se trouver qu’aux tropiques ou au Sahara : il s’agit de la gomme arabique, l’ivoire, l’ambre, les peaux de chèvre, et l’oryx. Outre l’écoulement de ses produits artisanaux, le Maroc bénéficiait de sa position au carrefour des courants commerciaux de la Méditerranée occidentale, pour jouer le rôle d’intermédiaire entre cette dernière et les royaumes soudanais. Il approvisionnait le Soudan en diverses marchandises manufacturées provenant des pays musulmans et chrétiens de la Méditerranée. Simultanément, il ravitaillait les Européens et les pays d’Orient en produits sahariens (l’or en particulier).

La ville de Sijilmassa, contrôlait la route saharienne la plus fréquentée par les caravanes. Elle devint ainsi au milieu du XIème siècle l’un des centres caravaniers les plus importants du monde après le déclin de la ville d’Aghmat qui fut le premier grand centre de commerce caravanier international. Al Idrissi classait les commerçants d’Aghmat de la tribu des Hawara, parmi les plus prospères du Maroc. Il précise à ce sujet :

“Ils rentrent au territoire du Soudan avec des centaines de dromadaires chargés de cuivre rouge, de couverture, de tissu de laine, de turbans, de perles, de parfums, de pierres précieuses et d’outils en fer forgé”.

Cependant, après la découverte des mines de sel de Tatnatal situés à 20 jours de marche de Sijilmassa, les caravanes avaient abandonné l’emprunt de l’itinéraire littoral qui passait par les villes du Sous. Elles utilisaient désormais l’axe Sijilmassa Toumbouktou. Ce fut l’un des premiers axes où se seraient établies des structures douanières. A travers cette organisation le makhzen Almoravide contrôlait une intense activité de transit de caravanes transahariennes. Ces caravanes étaient en effet soumises au versement d’un tribut intitulé, selon la terminologie de Ibn Hawkal80, ”Al laouazim” (droits sur le commerce).

En contrepartie de cette contribution, l’Etat offrait aux commerçants caravaniers :

1) la sécurisation des parcours, la sécurité des biens, et celle des personnes. Il s’agissait de l’une des premières missions de la douane au Maroc. Elle consistait à organiser et à encadrer les caravanes commerciales à l’échelon international81.

2) La garantie de l’unicité de l’impôt qui, pour la première fois de l’histoire du Maroc, fut perçu par une autorité relevant du pouvoir central.

Dès lors, on peut se demander si le contrôle du commerce caravanier n’était-il pas l’une des premières missions douanières du makhzen Almoravide ? En effet, les auteurs chrétiens ou arabes qui ont décrit le Maroc médiéval s’accordent pour attribuer une grande importance à l’activité du commerce transaharien. Ce négoce constituait la source la plus importante des revenus pour le trésor marocain. Les caravanes devaient payer, en espèces ou en nature, des taxes sur les marchandises qu’elles transportaient au départ ou à l’arrivée dans les villes.

Nous n’avons pas pu trouver de références concernant la nature et les quotités des taxes perçues par le makhzen Almoravide. Mais on peut supposer que les taux variaient selon le type de marchandises. La méthode de perception des droits dus au trésor marocain n’a pas été précisée par les auteurs de cette époque qui nous avaient pourtant informé sur la pratique de perception des pays voisins.

D’après Al Bekri, les droits d’importation dans le Royaume acquittés sur les marchandises en provenance de Gênes étaient calculés par charge d’âne82 comme suit :

- 1 dinar pour le sel ;

- 5 dinars pour le cuivre ;

- 10 dinars pour les autres produits.

Ibn Hawkal nous donne une idée sur l’importance des recettes douanières émanant du commerce caravanier. Ala fin du Xème siècle rapporte-t- il, la ville de Sijilmassa, le plus grand centre caravanier de l’Afrique du Nord rapportait à l’époque 400.000 dinars par an, soit 1.624 kgs d’or environ83.

Au plan maritime, les traités politiques qui, dès la fin du XIème siècle, lièrent les rois de Sicile aux Emirs des pays du Maghreb, avaient eu nécessairement des conséquences favorables pour le commerce. Si rien n’était défini encore par des actes écrits sur les conditions selon lesquelles ce commerce pouvait s’exercer, des sauf-conduits étaient au moins délivrés ou garantis, sous une forme quelconque aux navigateurs siciliens pour s’y livrer à des activités de négoce. Pise et Gênes ne tardèrent pas à s’entendre avec les sultans Almoravides pour confirmer par des traités précis les usages et les premières conventions verbales ou écrites qui leur permettaient de fréquenter en sécurité les ports marocains84.

Dans ce contexte, tout porte à croire que les premières dispositions douanières appliquées pour ces transactions furent d’abord verbales. Il arrivait souvent que les conditions générales du traité une fois convenues et résumées verbalement, étaient confirmées, sans écriture, par une affirmation publique, par une poignée de main ou par un serment, et le traité était dès lors scellé. Habituellement, une lettre remise au plénipotentiaire constatait le fait même de l’accord. Ce document rappelait, en général, les principales garanties assurées aux chrétiens, telles que la sécurité des personnes (Al Amane) et la liberté des transactions. L’usage et les précédents réglaient ensuite les questions secondaires qui se rattachaient au séjour, aux douanes, aux ventes et aux achats des marchands.

La procédure diplomatique ne tarda pas à se développer. Bientôt, on écrivit les engagements secondaires acceptés verbalement par les deux parties concernées. On ne se borna plus à l’échange de lettres de bonne entente et d’amitié. Déjà dans une lettre de l’archevêque de Pise au Sultan Youssef Ibnou Tachfine, en l’an 1181, l’archevêque invoquait, à l’appui de ses réclamations, un traité écrit qui n’était peut être pas une simple lettre ou diplôme au calife85.

Youssef Ibn Tachfine serait le premier empereur marocain qui négocia un traité écrit comportant des aspects douaniers avec une puissance étrangère. A la menace de l’empereur marocain d’attaquer les places fortes du Royaume de Sicile, Roger II fut enclin à envoyer en 1121 des émissaires au Maroc dans le but de conclure des traités commerciaux en échange d’un tribut calculé en fonction des importations et des exportations86. Depuis, les sultans Almoravides trouvant avantage à ces relations, n’hésitaient pas à prendre quelquefois l’initiative. En 1133, deux galères africaines vinrent à Pise avec des envoyés du Sultan Yahia Ibnou El Aziz. Le 26 juin de la même année, un traité de paix et de commerce fut signé par les représentants du Sultan avec la République de Pise. Le pacte comprend aussi les Etats de l’Emir de Tlemcen, et mentionne un troisième personnage, peut-être l’Emir des Baléares, ou l’Amiral de la flotte Almoravide, le Caïd Mimoune 87. Etant signataire d’une convention sur le commerce extérieur, ce responsable aurait été chargé des questions douanières et serait le premier responsable douanier connu dans l’histoire des douanes au Maroc?!

Xavier Le Cureul88 qui confirme cette avancée européenne cite un auteur non identifié du XIIème siècle qui constatait : ”la douane exigeait des droits très forts pour l’importation des produits européens. Les marchands payaient la “décime” comme à Tripoli, à Tunis et à Bougie. Ils devaient en outre acquitter une autre contribution appelée “mangona”89 qui était la seizième partie en argent de la valeur de l’objet importé”.

Enfin, lorsque les commerçants européens avaient vendu leurs marchandises, ils étaient tenus de verser entre les mains des officiers de la douane de l’empereur, 1% du prix de chaque article, ce droit s’intitulait “intalaca”.

Compte tenu de ces éléments, on peut conclure que le commerce extérieur au Maroc qui s’est épanoui sous les Almoravides se caractérisait par les aspects suivants :

1) bien qu’initié par l’entreprise privée, l’Etat de l’époque était un partenaire qui participait à l’organisation et à l’encadrement ;

2) les Almoravides ont instauré au Maroc la première organisation financière centralisée qui incluait les procédures douanières ;

3) cette organisation avait comme principale assise les taxes douanières sur le commerce extérieur imposées aux commerçants (allaouazim Ala Attoujar ) ;

4) la conquête du pouvoir politique s’est réalisée après la maîtrise des axes du commerce extérieur qui fut essentiellement un commerce transsaharien.

 



Après avoir acquitté les taxes douanières, les marchandises étaient mises en libre pratique dans toute l’étendue du pays à l’exception des villes de Fès, Rabat, Meknès et Marrakech. Ainsi, comme en témoigne un commerçant italien90 de l’époque:

”Après avoir payé la décime et la mangona, les négociants européens pouvaient faire le commerce dans toute l’étendue de l’Empire et vendre ou acheter toute espèce de marchandise, mais il ne leur était pas permis d’aller à Fès, à Rabat, à Meknès et à Maroc”91. En effet, les négociants qui voulaient rentrer dans ces villes étaient tenus de payer une seconde fois la dîme. Ce principe de double fiscalité douanière instauré dès le XIIème siècle va en effet subsister à l’entrée de certaines villes impériales jusqu’au début du XXème siècle comme ce fut le cas de “l’achour de Dar Ennajjarine” à Fès.

Sur les excès de zèle des douaniers de l’époque Almoravide Ibnou Rochd rapporte que pendant qu’un commerçant se plaignait des taxes que lui réclamait “Al Achir92” ce dernier lui demanda d’acquitter les droits d’abord et de “se plaindre auprès de qui de droit s’il le désire”. D’où le proverbe arabe critiquant les percepteurs des taxes “Atkalou mine ghanime” (plus lourd qu’un percepteur de droits).

Il apparaît donc clairement que contrairement à ce qu’avancent certains chercheurs, le pouvoir Almoravide ne s’était pas limité uniquement à la conquête militaro-administrative. L’Etat avait joué un véritable rôle de développement économique grâce à un système de gestion des finances qui s’appuyait principalement sur les recettes douanières. Avec l’étendue du territoire sous le règne des souverains Almoravides, “l’Austère Emirat” comme le qualifiait “Ibnou Zaraa” ne tarda pas à devenir un immense royaume depuis l’avènement du successeur de Youssef Ibn Tachfine, Ali IBn Youssouf au XIè m e siècle. L’origine de cette richesse, était en fait, principalement due à l’efficience du contrôle douanier qu’exerçait le jeune pouvoir Almoravide sur les principaux passages d’échanges de marchandises entre le Maroc et l’Andalousie d’une part et le Maroc et le Soudan d’autre part. Abdoullah Ibn Yassine avait conquis d’abord le grand centre de commerce d’or ”Sijilmassa”. Il organisa ensuite une expédition vers le sud pour la conquête ”Ouadaghoust”. Puis remontant vers le nord, il occupa ”Taghmat” avant de se lancer vers les riches territoires de ”Tamsna”. Le pouvoir politique Almoravide avait donc été basé sur le contrôle des mouvements des caravanes et des importantes recettes douanières perçues en conséquence. La nécessité de centralisation de ces contrôles aurait amené les Almoravides à choisir un centre plus adéquat géographiquement. Dans ce contexte et cette perspective, fut fondée, en 1062, la ville de Marrakech qui servit du coup en même temps comme capitale politique93 et économique du Maroc.

 

 
NAISSANCE ET ÉVOLUTION DU DROIT DOUANIER TRADITIONNEL

(L’ère Almohade)94



Cette dynastie musulmane d’origine berbère réunit aux XII et XIIIème siècle pour la première fois un immense empire, de l’Atlantique à Gabès et à l’Andalousie. L’ère des Almohades s’est surtout caractérisée par le développement du commerce extérieur du Maroc suite à l’ouverture et au développement de relations commerciales maritimes privilégiées avec les pays européens. Sijilmassa, porte de l’or, les ports de Salé, d’Arzila, celui de Sebta, où abordaient Pisans, Génois et Marseillais avaient favorisé le commerce avec l’Afrique noire mais surtout avec l’Europe. Le Nord de l’Afrique, prospère, riche et industrieux, offrait un champ bien digne d’intéresser les entreprises du commerce européen. Les écrits des géographes et des historiens arabes de ces temps sont intéressants à consulter à ce sujet. De même, les sources médiévales du XIIème au XVème siècle permettent à l’historien des études, d’ample horizon, fondées sur des données précises. Les documents de Gênes, Venise, Naples nous font connaître les contrats des marchands et des armateurs ainsi que les traités économiques tenus au quotidien : ce sont les sources notariées d’abord génoises depuis le milieu du XIIè m e siècle, mais qui s’étendent ensuite progressivement dès la fin du XIIIème siècle, à l’ensemble du bassin Méditerranéen. Au plan douanier, il convient de signaler que des manuels des marchands de l’époque (“pratiche dimercatura”) nous donnent les tarifs des droits d’entrée et de sortie entre toutes les places marchandes. Cet ensemble d’information permet à lui seul de se faire le panorama fiscal de la Méditerranée médiévale.

Or, si grâce au recoupement de ces sources il serait possible de recouvrir la quasi-totalité de l’espace économique et douanier méditerranéen de l’époque, on peut légitimement déplorer qu’il ne soit conservé aucun registre notarié et aucun document comptable provenant des ports marocains95. Dans une intervention au colloque international d’histoire maritime organisé en 1959 à Paris, le chercheur Bussom notait à propos des sources arabes que le Maroc a du avoir des archives très riches, car ajoute-t-il, Levi Provençal avait publié une série importante d’actes officiels Almohades de la fin du XIIème siècle, qui se trouvaient à Fès et qui devaient être parmi les archives personnelles du Chérif Abdelhaï El Kettani. Une trentaine de ces documents, intéressent le trafic Ceuta-Marseille-Gênes. Lors de ce même séminaire, Bautier, membre de l’école française de Rome notait qu’à Barcelone, à Gênes et ailleurs il y a des indications de relations directes avec Ceuta. Graux, Conseiller du commerce extérieur de la république française remarque dans un rapport établi en 1927 que : ”contrairement aux prétentions qui ont pu être élevées par tels auteurs mal avertis de la vérité historique, ce sont les Français qui les premiers arrivèrent au Maroc en 1260. Bien plus tard, le 4 mai 1381, des brigantines et des galères valenciennes, sous le pavillon blanc et jaune de la croix de Saint Jacques entraient dans le port de Salé. L’Amiral était espagnol”.

Ainsi, le Maghreb profita de sa situation tampon, et ses ports devinrent des points de relais de la navigation entre l’Egypte et l’Espagne. Le commerce avec l’Italie et le Soudan fut encore une source de grandes richesses pour les Sultans du Maroc. On s’est demandé si, durant les trois années qui s’écoulèrent entre la prise des ports de l’Ifriquia et sa mort en juin 1163, le Sultan Abdelmoumen aurait permis aux chrétiens d’Europe de commercer avec ses Etats d’Afrique, ou s’il persista dans l’intolérance dont il avait, dit-on, donné l’exemple à la prise de Tunis.

La conjoncture politique l’avait peut-être empêché d’accorder ses faveurs aux Pisans et aux Siciliens. Mais l’activité remarquable du commerce génois avec les diverses cités du Maghreb pendant tout son règne, témoigne d’une façon bien évidente, qu’il fût en réalité favorable au commerce avec les peuples étrangers. Vers l’année 1153 ou 1154, il avait conclu avec la République de Gênes un traité pour assurer la paix et les bons rapports entre leurs sujets (les commerçants essentiellement). C’est en observation de cet accord, peut être oral encore, mais connu dans tous les ports et sur toutes les flottes de l’empire, que huit galères Almohades ayant cerné à Cagliari un vaisseau génois venu d’Alexandrie avec une riche cargaison, cessèrent leur attaque aussitôt qu’elles connurent son identité. En 1161, peu après le retour du Roi dans l’Ouest, les Génois renouvelèrent leurs traités avec une solennité particulière. Le Consul Ottobone, de la noble famille des Camilla, se rendit auprès d’Abdelmoumen, en qualité d’Ambassadeur de la République, et fut entouré, durant tout son voyage, des plus grands honneurs. Reçu à Marrakech, il y conclut un traité qui assura dans toute l’étendue des terres et des mers Almohades la liberté des personnes et des transactions des sujets et des protégés de la République. Le traité fixa à 8 % les droits à percevoir sur les importations génoises dans tous les pays du Maghreb. Par dérogation à cet accord, le tarif était élevé à 10 % au port de Bougie, attendu que le quart du droit perçu dans ce port devait faire retour à la République de Gênes.

Rabat et Tanger étaient devenues alors de grandes plaques tournantes des échanges commerciaux basés essentiellement sur l’importation des étoffes, des armes et de la friperie et l’exportation de la laine, du cuir, des fruits secs, de la cire et du miel. L’occupation de Mehdia96 en 1161 fut l’occasion pour le Royaume de Gênes de s’intéresser de nouveau à l’Empire Almohade. En cette même année, une ambassade présidée par Ottobono est dépêchée auprès du Sultan pour négocier et signer un traité commercial liant les deux Etats pour une durée de 15 ans. En vertu de cet accord, Gênes payait un tribut proportionnel aux échanges commerciaux entre les deux pays. En contrepartie , les commerçants génois bénéficiaient d’un monopole de commerce au Maghreb avec fixation d’un droit d’entrée de 8 %. En 1177 Gênes ouvrit un comptoir de commerce à Larache97.

La république de Pise envoya en 1166 une ambassade à Marrakech auprès du Sultan Youssef (1163-1182) pour conclure un traité de paix et de commerce. Ce même traité fut renouvelé en 1186 par le Sultan Abou Yacoub (1184-1199). Après la libération en 1160 du port de Mehdia, Venise, rivale de Gênes, en profita pour établir des relations commerciales avec l’Empereur Abdelmoumen. En l’an 1213, le Comte de Toulouse Raymond VII prit contact avec le Sultan An-Nassir pour lui demander une aide militaire. Dans la foulée, des commerçants français de Marseille exercèrent librement le commerce à Sebta.

Les Pisans obtinrent au XIIème siècle, d’Abou Yacoub Youssouf Ibn Abd El Moumen des privilèges qui leur avaient été déjà octroyés dans le passé, notamment le droit de foundouk, monopole qu’ils exercèrent à Zouïlla, faubourgde Mehdia, pour le magasinage de toutes les marchandises d’importation et d’exportation.

Le 18 novembre 1186, le Calife Abou Yousouf Yacoub Al Mansour signa avec la République de Pise un traité qui fixa le droit de perception du gouvernement Almohade sur toutes les ventes par les négociants de Pise aux sujets musulmans à 10%98. Les transactions entre chrétiens étaient dès lors exemptés de droits. La taxe douanière était recouvrée en nature ou en espèce, le plus souvent après la vente définitive de la marchandise. Le taux uniforme de 10 % était à peu près le même dans tous les ports du Maghreb et si unanimement admis qu’on l’appelait “le dixième”.

Cette ouverture du Maroc, à travers sa façade maritime, sur le commerce européen s’est traduite par le développement d’un intense courant d’échanges. Les postes douaniers étaient devenus dès lors un point incontournable de contrôle de cette importante activité commerciale. Plus qu’une administration de contrôle, la douane était devenue une enceinte où s’effectuaient les échanges entre commerçants musulmans et chrétiens. Dès le milieu du XIIème siècle, il se formait à Gênes par contrats notariés, des sociétés de commerce pour faire acheminer des marchandises sur divers points des côtes maghrébines. Des marchands, des armateurs entraient dans ces associations. Tantôt le voyage du navire s’étendait à toute la côte, en passant par la Sicile, avec retour par Séville. Tantôt l’opération était limitée au voyage d’allerretour à un des ports de l’Empire Almohade (Tunis, Ceuta, Salé, Rabat, Tanger). Les opérations de cabotage s’étaient multipliées entre les ports marocains, car la voie maritime fut à cette époque le moyen le plus sûr d’acheminement des vivres et des provisions, aussi bien pour le makhzen que pour les commerçants. Les métaux, surtout le cuivre, entraient pour beaucoup dans les importations. La douane avait évidemment pour tâche le contrôle de cette intense activité de commerce maritime. La plupart des actes d’association de cette nature qui nous sont connus concernent le règne d’Abdelmoumen, et presque tous, se rapportent aux dernières années de son règne.

Les Génois s’assurèrent également des privilèges commerciaux, par des traités de 1143 et 1161, dans le Royaume de Murcie et de Valence, qu’Abdelmoumen avait laissé subsister avant de les rallier à la souveraineté Almohade en 1172. Cependant, les relations commerciales intenses avec le monde extérieur ne furent effectivement établies que sous le règne du fils d’Abdelmoumen. En 1166, une mention de ce regain d’activité est particulièrement spécifiée dans cette chronique diplomatique :

”Le 6 mai 1166, l’un des consuls de la république Coccogriffi, employé dans une ambassade à Costantinople, où il s’était distingué, partit de Pise et se rendit auprès de l’Amir Al Mouminine, alors Abou Yacoub Youssouf, fils d’Abdelmoumen. En négociant un traité avec le Sultan, il devait aussi veiller au sauvetage et au rapatriement d’une galère pisane”99.

A l’occasion de ces négociations de paix et de commerce, le Sultan Youssouf paraît avoir rendu aux Pisans les franchises douanières et les possessions auxquelles ils avaient autrefois droit dans les territoires de l’Afrique du Nord. Il leur reconnut notamment le droit de foundouk (hôtel des douanes) à Zouila100.

 





Il semble néanmoins que les Pisans n’eussent pas regagné tout de suite et partout leur ancienne situation. Dans le royaume de Bougie, en particulier, les agents des douanes leur témoignaient du mauvais vouloir. Les consuls de la République s’en plaignaient à Youssouf par des lettres successives portant les dates du 1e r avril, 19 mai et 1er juillet 1181. En effet il semble que la douane les empêchait parfois d’acheter le cuir et des maroquineries, d’autres fois. Quand ils voulaient se rembarquer après avoir terminé leurs opérations, on trouve de vains prétextes pour les retenir. Une fois, l’employé de la douane délégué à l’expédition des affaires de la nation pisane, leur notifia qu’en vertu d’ordres supérieurs, il ne pouvait plus permettre aucun acte de commerce qu’à ceux de leurs compatriotes qui justifieraient de la possession d’environ cinq cents dinars de capital, comme garantie de leurs opérations.

Ces témoignages de sources européennes101 signalaient en fait que les douanes au Maroc comptaient parmi les grands services de l’Etat. Dès leur débarquement, les marchandises étaient présentées à la douane pour inscription sur un registre ad hoc avant d’être entreposées dans les foundouks (magasins de commerce sous douane tenus par des chrétiens)102. La douane procédait ainsi à une prise en charge comptable systématique de toutes les marchandises en mouvement dans les enceintes portuaires ou dans les foundouks. Des procédures et techniques douanières de prise en charge, contrôle et apurement étaient soigneusement instaurées dès cette époque. A l’analyse, il en ressort que les procédures du droit douanier contemporain en sont, aujourd’hui encore, très particulièrement proches.
 

 

UNE ORGANISATION DOUANIÈRE D’AVANT GARDE



A la suite de la conquête du pouvoir en 1145 entamée par le Sultan Abdelmoumen, la plupart des grandes villes d’Afrique du Nord tomberont d’elles même. Tlemcen s’ouvrit la première et puis les autres cités seront gouvernés sous l’autorité Almohade. Deux préoccupations s’imposaient presque simultanément à l’attention des Sultans almohades, solidement implanté dans cet angle de l’Afrique qui correspond au Maroc actuel : d’une part, soutenir la cause des musulmans d’Espagne, d’autre part trouver une bonne frontière à l’Est. Abdelmoumen, dans sa pleine maturité, jugea que le sort de l’empire se déciderait en Afrique, et que l’Espagne suivrait à la remorque. A deux reprises dans le cours de sa carrière, mis en demeure de choisir entre les deux politiques, il s’engage à fond dans la politique africaine. En deux campagnes, le Sultan Almohade avait subjugué les Arabes hilaliens et abattu la puissance chrétienne pour construire le grand empire marocain. De son camp, il prenait les mesures les plus appropriées à doter le trésor impérial sans pressurer ses concitoyens. Maître d’un immense territoire qui s’étendait depuis Tripoli jusqu’au cap Noun103, il ordonna qu’on fasse l’arpentage de ses provinces. L’impôt foncier fut proportionné à la richesse du sol et les taxes douanières furent intimement liées à l’activité maritime du commerce extérieur avec les nations européennes.

C’était le plus remarquable essai de régularité administrative qu’on pouvait constater à cette époque dans un état moderne de la région euroméditerranéenne. Plusieurs sources confirment l’immensité du territoire douanier marocain et grâce aux nombreux témoignages nous pouvons délimiter les contours de ce territoire104. Au XIIème siècle, la dynastie almohade florissait sur les deux rives de la méditerranée105. Selon Ibn Al Atir, le Sultan Abdelmoumen fit étendre en 1206 l’autorité du makhzen Almohade à l’Est jusqu’au Jabel Nafoussa au Sud Ouest de Tripoli. La ville de Kafssa au Sud Ouest de Tripoli conquise par Al Mansour en 1187 était le poste douanier le plus avancé au Sud Est de l’Empire. C’est à partir de ce poste que la douane contrôlait les échanges commerciaux avec le grand centre commercial soudanais de Warklane au Sud. Ibn Fadli Allah al Omari et Ibn Abi Zaraâ délimitaient les frontières sud marocaines au XIIème siècle par une ligne de démarcation qui prenait naissance à Tripoli à l’Est passant par l’ouest les monts de Nafoussa, les centres de Kafssa, Sijilmassa, Arki et Noul Lamta sur le littoral atlantique.

 



Leon l’Africain106 rappelle, dans sa description, que les anciens navigateurs européens avaient donné le nom de cap Noune à un promontoire jusqu’où ils suivaient la côte d’Afrique pour cingler ensuite vers les Iles Canaries. Ce cap fut longtemps le point le plus méridional et le plus occidental fréquenté par les commerçants européens sur cette côte. Le nom de cap Noun, lui avait certainement été donné par les navigateurs européens, parce qu’ils atteignaient de là l’Oued Noune, vallée peuplée et commerçante. Il est très probable que ce repère se situe dans la zone d’Ifni près du marabout ”Sidi Warzik”107. Quant aux frontières Nord , on peut dire qu’elles furent très mobiles et mouvantes au gré des guerres qui opposaient à l’époque les musulmans et les chrétiens d’Espagne.

En résumé, il y a lieu de constater qu’au XIIème siècle, au moment même où les guerres de croisades redoublaient dans l’Orient musulman, un mouvement contraire, fondé sur les bonnes relations et le commerce se prononça dans l’Occident. Avec l’avènement des Almohades, l’espace douanier marocain englobait la majeure partie des ports maghrébins et de l’Andalousie. Les principales nations chrétiennes y possédaient des établissements permanents, y entretenaient des consuls et des négociants pour protéger leurs intérêts et diriger leurs affaires. C’est dans ce contexte qu’il y aurait lieu de chercher les fondements et sources de l’organisation des nouvelles structures des douanes que le makhzen Almohade s’appliquait à mettre en place avant de perdre ses possessions orientales de l’Afrique et de l’Espagne. Cette restructuration s’imposait en fait compte tenu de deux facteurs historiques qui caractérisaient le commerce extérieur marocain de l’époque, à savoir : la présence massive des négociants chrétiens dans les ports marocains et la multiplication des conventions commerciales avec l’Europe.

Ces traités avaient établi les conditions favorables sur lesquelles ont reposé, pendant des siècles, les rapports des nations chrétiennes avec le Maroc notamment en matière de législation douanière. Comme l’observait n 1868 De Mas Latrie, cette nouvelle réglementation s’inscrivait dans un esprit libéral conforme ”aux principes du droit des gens pratiqué en Europe”. Les traités, comme les privilèges royaux, qui n’étaient souvent à l’époque, qu’une forme particulière donnée à la promulgation des conventions commerciales, renfermaient deux ordres de mesures et de prescriptions :

1) les garanties stipulées pour la protection des personnes et des biens chrétiens;

2) les obligations incombant aux commerçants chrétiens, en retour des droits qui leur étaient accordés.

Ainsi, la plupart des garanties offertes par le makhzen marocain, dans ce domaine, étaient du ressort de l’administration douanière. Tel fut le cas notamment des prérogatives concernant :

1) la liberté des transactions commerciales ;

2) la juridiction et la responsabilité des consuls ;

3) la propriété des foundouks de commerce ;

4) la protection des naufragés ;

5) les droits d’épave ;

6) les garanties pour le transport, la garde, la vente et le paiement des marchandises ;

7) la réexportation en franchise des marchandises non vendues ;

8) l’acquittement des droits et taxes après cession sur le territoire marocain.

Il en fut de même pour les devoirs et obligations d’ordre général et de police concernant les marchands chrétiens dont on peut citer notamment :

- l’ouverture des ports au commerce ;

- l’acquittement des droits et taxes à l’importation et surtout à l’exportation ;

- les mesures contre la contrebande ;

- le droit de préemption ;

- l’arrêt de prince ;

- la réciprocité de protection et le traitement dû aux sujets et marchands arabes.

Tels se présentaient, à cette époque, les principaux points du fondement d’un véritable droit douanier marocain qui, comme on peut le constater, fut élaboré dès les débuts du XIème siècle. Compte tenu de son importance et de la valeur historique de ses éléments, nous nous proposons d’en expliciter les traits saillants pour permettre de saisir le sens de son évolution depuis cette époque jusqu’à l’instauration des nouvelles règles douanières qui régissent aujourd’hui les échanges commerciaux extérieurs au Maroc.

 

UN TERRITOIRE DOUANIER A GEOMETRIE VARIABLE



La réglementation douanière, comme nous allons le voir, s’est développée au Maroc dès la fin du Xème siècle. Cette évolution qui constitue la base du droit douanier d’aujourd’hui fut liée étroitement à l’étendue géographique de l’empire Almohade. En étendant son autorité administrative sur la partie orientale du Maghreb , les Emirs Almohades avaient consolidé et développé les relations commerciales avec les pays d’Europe avoisinants. Avant de voir les contours du territoire douanier du makhzen Almohade, il serait intéressant de s’interroger sur la signification du mot al Maghrib au XIème siècle ?.

Al Maghrib signifie occident, couchant par opposition au machrik “orient ou levant”. Mais comme le remarque Ibn Khaldoun, cette dénomination générale a été appliquée à une région particulière. L’étendue de cette région variait selon les époques et selon les auteurs de l’histoire du monde musulman.En dépit de cette controverse étymologique, une simple analyse des faits historiques nous permet de conclure que c’est sous le règne des Almoravides, puis des Almohades que le Maroc connut le plus vaste territoire douanier de son histoire. En moins de vingt ans, Youssouf Ibn Tachfine qui fonda  Marrakech en 1062 devint seul maître du Maghrib extrême et du Maghrib central jusqu’à Alger. A ces territoires déjà assez vastes, allait s’ajouter la moitié de l’Espagne. Le Maroc se prolongea ainsi par delà le détroit de Gibraltar jusqu’à l’Elbe et jusqu’aux Baléares.

A partir de 1139 et jusqu’à 1146, le Sultan Almohade Abdelmoumen conquit tout le Maroc, Oran, Tlemcen et Ceuta. L’Espagne musulmane fut aussi soumise à l’autorité du makhzen. Dans la partie orientale du Maghrib, le Royaume Hammadi de Bougie (Bejaïa) fut conquis en 1151. Quelques années plus tard en 1159-60, une nouvelle expédition conduisit Abdelmoumen en Ifriquia et lui assura la possession de l’intérieur du littoral enlevé aux Normands de Sicile. Ainsi, peut-on noter dans quelques manuels d’histoire108 que l’Empire fondé par Abdelmoumen comprenait toute l’Afrique du Nord depuis Tanger jusqu’à Barka. La Tunisie n’était qu’une province de ce vaste territoire, son gouverneur allait chaque année verser les impôts, dont les recettes douanières, à Bougie où résidait le Sultan. De même, on peut constater qu’à partir des premières décennies du XIème siècle, l’espace douanier marocain correspondait pratiquement aux trois parties du grand Maghreb unifié par les Almohades, ainsi qu’à une grande partie de l’Andalousie.

Bien que limité aux enceintes portuaires de l’époque, il y a lieu de considérer que le territoire douanier s’étendait sur un vaste littoral de la Méditerranée et de l’Atlantique. Les ”portulans”109 dressés à cette époque indiquent un grand nombre de localités. Presque toutes se retrouvent encore sur les cartes modernes. Arzilla (Asilah) était le point le plus éloigné vers le sud ouest qu’atteignit le commerce européen. Les navires ne descendaient pas habituellement jusqu’à Salé, Azemour, Safi et Mogador, stations marquées cependant sur les portulans mais qui ne furent fréquentées qu’à partir du XVème siècle par les Portugais et les Français.

Après Asilla, en remontant vers le Nord et en tournant ensuite à l’est,se trouvait Tanger et Ceuta puis Vêlez de la Gommera dit aussi Badis puis Acudia, qui semble avoir disparue de la côte marocaine. Ce port semble avoir été, pourtant au XVIème siècle encore, comme Badis, l’échelle110 de Fès. Enfin Melilla, en avant à l’ouest de la Moulouya fut de toute époque un noeud d’échanges commerciaux. Dans les dépendances orientales on trouvait les ports d’Alger, Bougie (Bejaïa), Djidjelli (Jijel), Store (Skikda) et Bone (Annaba). Il est probable que l’Ile de Tabarca, riche en coraux, qui est marquée dans les portulans après Bone, appartenait également au Royaume d’Ifriquia gouverné par les Almohades. Les Lomellini de Gênes y ont eu des établissements importants. Puis il y a les comptoirs de l’Ifriquia Tunis, Hammamet, Soura, la ville forte d’El-Mehdia ou Africa, vis-à-vis de Malte, les Iles de Kerkeni, Sfax, en face sur la côte, où les Pisans eurent longtemps des comptoirs, et enfin Tripoli.

Les navires chrétiens avaient la faculté, en principe, d’aborder dans tous les ports du Maghreb, certains d’y trouver bon accueil, les traités leur donnaient le droit s’y établir, et de s’adresser aux officiers douaniers du Sultan. En tout temps, il leur était loisible de s’y fournir des vivres, de l’eau et des agrès nécessaires à la navigation. Lors des tempêtes ou en cas de force majeure, ils pouvaient même y chercher un abri et y séjourner en sécurité.

Cependant, il ne leur était point permis de se livrer partout et sur tous les points à des actes de commerce. Le séjour pour affaire de négoce et pour toutes les opérations des ventes et des achats n’était possible, que dans les ports où existaient des douanes du makhzen111. Nulle part nous ne trouvons la désignation précise des lieux pourvus de bureaux de recettes douanières, et par cela ouverts au commerce chrétien. Il a pu y avoir même à cet égard plusieurs changements survenus par l’ouverture ou la suppression de quelques bureaux de douane. Mais on peut considérer les villes suivantes comme ayant ou presque toujours eu une administration ou au moins une perception des droits de douane, et par conséquent des comptoirs chrétiens : Arzilla, Tanger, Ceuta, Badis, Alcudia (l’une et l’autre communiquant à Fès), Bone, Oran, Bougie, Tunis, Sfax, El Mehdia, Gabes et Tripoli. C’est là où furent les centres principaux de dédouanement.

Des facteurs spéciaux gardaient les approvisionnements déposés dans les foundouks, disposaient d’avance les marchés, faisaient venir les marchandises éloignées et préparaient les comptes avec la douane, afin que les navires eussent à séjourner le moins possible dans le port et se rendre sans trop tarder aux escales suivantes. Le texte des accords indique rarement les ports d’accostage nominativement pour les navires de commerce. Seul, peut être, le traité signé par Abou Youssouf Yacoub, de 1186, désigne aux pisans comme escales et marchés exclusifs les ports de Ceuta, Oran, Bougie, Tunis et Almeria. L’interdiction de jeter l’ancre sur tout autre point du littoral Almohade, si ce n’était pour une impérieuse nécessité, est articulée dans les traités avec une rigueur particulière : les biens des transgresseurs devaient être confisqués, leurs personnes abandonnées à la merci du Sultan.

Dans le reste des cas, les traités se bornaient à préciser que les marchandises devaient être débarquées dans les lieux où ils avaient coutume de se rendre (in locis consuetis). Ils ajoutaient ordinairement qu’à moins de circonstances urgentes, telles que le manque de vivres, le danger d’une tempête ou la poursuite de l’ennemi, il leur était interdit de jeter l’ancre en aucun autre point de la côte.

 

DES RÈGLES APPROPRIÉES DE CONDUITE

DES MARCHANDISES EN DOUANE



Ces règles restrictives de conduite et de mise en douane des marchandises semblent avoir été édictées principalement pour assurer et garantir la perception des droits et taxes au makhzen. La comparaison des traités Vénitiens et Aragonais et certains détails de la rédaction des traités Pisans et Génois confirment cette thèse. Les traités concernant l’Aragon, la Sicile, le Royaume de Majorque et la Seigneurie de Montpellier, en 1271 et 1285, expriment le même ordre de préoccupations, toujours commerciales et fiscales :

”Nos sujets, peut-on relever dans ces traités, ne doivent débarquer dans les états d’Amir Al Mouminine qu’aux lieux où il leur est permis d’aborder, à moins qu’il n’y ait urgente nécessité pour eux de réparer leurs navires ou de renouveler leurs vivres. Mais qu’en ce cas, ils ne puissent rien vendre, ni acheter, ni conserver avec les gens du pays”112.

Le principe de conduite et de mise en douane des marchandises, qui est le fondement du droit douanier contemporain, a donc été implicitement confirmé dans tous les traités que le Maroc avait conclu avec ses partenaires dès le XIIè m e siècle. Cette règle était pratiquement consacrée dans les préambules de tous les traités commerciaux de l’époque en ces termes :

”Il est défendu à nos sujets de débarquer en aucun lieu des Etats de Amir Al Mouminine où il n’y a pas de douane, excepté pour prendre des vivres, des cordages ou des agrès indispensables, et à la condition de ne rien vendre ou acheter en ce lieu”113.

Ainsi, on peut constater que dès les premiers temps, la police des ports était considérée parmi les attributions de l’administration douanière. Dans ce cadre, les douanes étaient devenues l’une des principales structures du makhzen Almohade. Dans les ports, l’administration douanière était un des hauts emplois de l’Etat. Des princes du sang en ont été chargés114. Les structures douanières mises en place du temps des Almohades semblent avoir été maintenues. Elles auraient fonctionnées sous le règne des différentes dynasties qui se sont succédées au Maroc, et ont survécu jusqu’à l’époque du protectorat français et espagnol imposé au Maroc en 1912.

L’administration des provinces était traditionnellement confiée à un ”Sayed” (seigneur). Cependant, la gestion effective était l’oeuvre d’un ensemble de subordonnés qui furent des experts : secrétaires, guerriers, amiraux et agents financiers. Les ports représentaient une importante source de revenus provenant d’un florissant commerce avec les nations européennes. Principal interlocuteur de ces étrangers, le chef de la douane était un intermédiaire indispensable dans les négociations politiques. Le rôle traditionnel des magistrats avait tendance à diminuer au profit de ces nouveaux cadres qui dépendaient directement du Sultan. Ainsi, peut-on considérer que l’organisation fiscale fut l’une des principales oeuvres réalisées par le makhzen Almohade.

A Sebta, qui fut un grand port de commerce extérieur et la capitale diplomatique de l’Empire Almohade, existait quatre offices appelés “Dar Al Ichraf” dont trois avaient une vocation fiscale115. Le quatrième était chargé de contrôler la monnaie.

1) “Dar Al Ichraf” : chargée du contrôle des opérations d’importation et d’exportation et plus spécialement du commerce avec les chrétiens ;

2) L’atelier monétaire : qui supervisait la frappe de la monnaie et veillait sur son bon aloi ;

3) L’Office d’emballage et de déballage : cet organisme était un doublet de la maison de la douane, bien que ses fonctions demeurassent mal connues. Cependant, la différence entre ”Dar Al Ichraf” et cet organisme se situait au niveau fonctionnel (la nature des marchandises à contrôler : épices notamment).

4) L’office de construction qui supervisait les travaux de l’arsenal et la fabrication des armes.

De toutes ces structures, la douane fut, selon les différents témoignages, l’organisme le mieux organisé et le plus apprécié par les observateurs et le public en général116. Le pouvoir Almohade semble avoir bien ménagé les intérêts des négociants en appliquant au commerce extérieur une politique fiscale modérée. L’impôt sur les transactions et les recettes des douanes devaient dès lors constituer les principaux revenus de l’Etat. Les recettes des ports et notamment, celui de Sebta, avaient atteint au XIIIème siècle leur point culminant. La douane de Sebta évoquait chez les chroniqueurs et même les poètes, fortune et luxe. Les tissus rares et les pierres précieuses s’ajoutent aux articles plus connus comme les épices. L’institution douanière était dès lors un des services de l’Etat les mieux équipés tant ces marchandises nécessitaient des lieux et conditions spéciaux de stockage et que le makhzen avait intérêt à surveiller rigoureusement les mouvements de tous ces produits, avant leur mise en libre pratique de circulation sur le territoire assujetti.

 


UNE ORGANISATION DOUANIERE OPERATIONNELLE



Il conviendrait de se demander si depuis l’ère des Almohades la gestion des affaires des douanes n’était pas conditionnée par la nature du trafic commercial. Malgré le fulgurant essor du trafic maritime pour lequel des structures douanières spécifiques furent adoptées, comme nous allons l’analyser en détail, le commerce transaharien a continué à se développer tout en gardant ses spécificités aux plans organisationnel et logistique. Ainsi, Sijilmassa avait continué à jouer son traditionnel rôle de grand centre de dédouanement dont la gestion a toujours été confiée à des princes Almohades qui furent les garants du contrôle des importantes recettes recouvrées pour le Trésor de l’Etat. Le prince Almohade de Sijilmassa était à la fois chargé de l’administration des affaires civiles de la ville ainsi que du contrôle douanier exercé sur les expéditions caravanières.

La gestion des douanes portuaires était confiée à un directeur ou surintendant qui était choisi par le Sultan parmi les notables du pays. Personnage de premier rang de l’empire, le directeur des douanes menait souvent les négociations sur les traités commerciaux et assistait à la cérémonie de leur signature. Il avait sous ses ordres de nombreux fonctionnaires et employés de divers grades. Bien que l’ordre hiérarchique fût mal défini, il était possible de distinguer plusieurs catégories d’agents. Dans les textes latins, le chef de la douane était désigné sous plusieurs appellations telles que ”Dominus du gane, dominus doane, dominus du ganerius, provisor dugane, chay tus dugane, alcaïtus dugane. En catalan, c’était le gabellot ou alcayt de la duana d’où le mot arabe “caïd adiwana”.

La responsabilité des douanes était généralement confiée à des experts. Le maître de la douane de Sebta à l’époque Almohade était appelé ”malik de la cité”117. Même si ce mot malik n’a pris le sens de roi qu’à une époque tardive, il signifiait déjà que son détenteur avait un pouvoir étendu et une relative indépendance. Cette importance de la fonction liée à la gestion douanière est signalée par un grand nombre d’écrivains qui se sont intéressés à l’histoire du Maroc. Pour certains, la douane a été toujours perçue comme une plate forme qui conduit au pouvoir. Principal interlocuteur des étrangers, le chef de la douane était un intermédiaire obligé dans les négociations politiques.

En 1232, lorsque le Sultan Ar-Rachid arriva au pouvoir, il envoya à Sebta les hommes les plus compétents de son entourage. La ville devint en effet une grande plaque tournante du commerce et de la diplomatie au plan international. L’éclipse d’Almeria fut bénéfique au port de Sebta qui avait déjà bénéficié de la disparition de Nakkour et Basra. Parmi les dignitaires Almohades envoyés par le Sultan pour y gérer les douanes, se distinguait le gouverneur de la ville et responsable des douanes Ibn Halas. Ce notable de Valence émigré à Marrakech où il avait fait ses preuves au service du makhzen était un expert en matière des finances, un mécène célèbre et riche négociant en commerce international. Selon Ibn Khaldoun118 ” cette charge le conduit à contrôler le commerce et par la, les recettes et le budget .Il amassa une énorme fortune qui lui permit de créer et d’entretenir une véritable cour119”.

Après avoir éliminé l’ancien responsable de la police et des douanes Abou Mohammed Ibnou Moksan, Ibn Halas continua à jouir, auprès du Calife d’une position privilégiée. Les lettres califales le qualifiaient de “dhu al wizaratayn” (celui qui dirige deux ministères), titre honorifique, peu utilisé à l’époque. Cette diversité dans l’appellation des responsables douaniers était très courante. Elle fut en rapport avec la diversité des traités que conclurent les Almohades avec les nations étrangères et la complexité du système fiscal qu’ils avaient mis en place.

Dans certains documents, le responsable de la douane fut qualifié de nazir diwanat ifriquia (inspecteur des douanes d’Afrique). Le mot arabe “nazir” ou ”nadir” paraît désigner, comme le mot mouchrif120, le même fonctionnaire que le directeur ou caïd de la douane. Le traité de 1278 avec le Royaume de Majorque fut signé à la maison du ”mouchrif”, c’est-à-dire vraisemblablement au palais même de la douane. Le terme arabe “mouchrif” pour la désignation des responsables des douanes au Maroc aurait, en conséquence été introduit dans la langue portugaise. Ainsi, peut-on noter dans les archives portugaises qu’un ”Almoxarife”121 était chargé de percevoir les droits de douane sur les marchandises au port de Mazagan pendant son occupation par les portugais de 1502 à 1769122.

Le directeur de la douane était souvent reconnu par les conventions és-qualités protecteur de toutes les affaires des chrétiens dans leurs rapports avec les résidents. Il suppléait même quelquefois les consuls dans les propres affaires nationales. En dehors des questions de douane et de tarif, et indépendamment de la police générale des ports, il avait aussi une autorité judiciaire. Il était juge désigné de tous les procès dans lesquels les musulmans devaient se défendre vis-à-vis des chrétiens. Dans le cas de méfaits ou de condamnation d’un musulman, il devait en poursuivre et en obtenir la réparation pour le chrétien. Quelques traités déclarent en outre, qu’en cas de procès entre chrétiens de nationalités différentes, le préposé en chef de la douane, comme juge plus impartial, statuait sur le litige. Il avait, en outre, autorité pour faire exécuter un titre dressé par-devant les témoins de la douane entre chrétiens de nationalités différentes. A défaut de consul, il pouvait aussi connaître d’affaires entre musulmans et chrétiens.

Lors du décès d’un chrétien, s’il n’y avait ni consul ni marchand de sa nation, le directeur de la douane prenait les biens sous sa sauvegarde et les remettait ensuite à qui de droit. S’il se présentait une circonstance, un cas de crime ou un fait de contrebande qui nécessitait une perquisition, soit dans un navire, soit dans un foundouk chrétien, le directeur des douanes, faisait procéderaux perquisitions d’usage. Un avis était adressé le cas échéant, au consul compétent123.

Par ailleurs, en plus des questions de la législation et des taxes douanières, le chef de l’administration des douanes exerçait selon la nature des conventions, la police des ports. Outre ses prérogatives administratives, il avait, dans certains cas, de véritables pouvoirs judiciaires qui l’habilitaient à statuer dans les affaires commerciales opposant chrétiens et musulmans. Il était parfois chargé de l’exécution de décisions judiciaires à l’encontre des négociants étrangers dans les enceintes portuaires.

Pour accomplir cette multitude de tâches, le directeur de la douane se devait d’être assisté nécessairement par un corps de fonctionnaires et d’auxiliaires compétants. Une organisation administrative minutieuse de plusieurs corps de métiers était donc nécessaire pour mener à bien les différentes tâches d’ordre et de contrôle qu’imposait l’activité commerciale avec le monde occidental de l’époque. Acôté de l’armée, la douane marocaine fut donc une des premières structures de l’Etat qui observait des règles de définition des tâches et d’organisation fonctionnelle dès le XIIè m e siècle. L’application du droit douanier, essentiellement de source conventionnelle, faisait du personnel des douanes, l’interlocuteur exclusif et incontournable du monde du commerce extérieur, monopolisé de fait par les Européens. Pour apporter un éclairage sur la structure douanière de cette époque, il convient d’analyser les principales fonctions exercées par le personnel douanier. Ces attributions peuvent se dégager des traités et conventions conclues aussi bien avec l’Empire Almohade qu’avec les états de l’Afrique du Nord, après la dislocation dudit Empire.

Le caïd de la douane fut probablement le chef des services de douane dans chaque enceinte portuaire. Quand au Scriba dugane il était, en fait, le chef des écritures en douane. Dans certaines conventions, il fut désigné sous le nom de segretario della dogana (secrétaire des douanes). Ce responsable des écritures avait sous ses ordres un ensemble d’agents d’écriture (teneurs de livres), chargés d’enregistrer les comptes de tous les marchands qui avaient a ffaire à la douane. On pourrait l’appeler le chef de la comptabilité124. La douane recrutait pour cette partie du service des agents marocains, mais également des européens. Ces derniers étaient chargés notamment des écritures de la comptabilité matière des marchandises stockées dans les magasins des foundouks.

Les “moshtagil”125 de la douane, nom remplacé dans les textes chrétiens par les mots génériques d’officialis, musiriffus, étaient des agents ou officiers d’un rang assez élevé, préposés spécialement à la vente des denrées ou marchandises du domaine du Sultan. Ils devaient faire aussi en grande partie les achats des produits nécessaires à la maison royale.

Les traducteurs interprètes qui intervenaient dans les actes de commerce étaient sous l’autorité du directeur de la douane. Ils étaient accrédités dans les ports par le responsable douanier après prestation de serment. Ils étaient désignés par l’appellation drogmans126, titre réservé aux interprètes officiels des Sultans Ottomans.

Les drogmans de la douane appelés selon les conventions, turcimanni, torcimani, torzimani, interprètes, formaient une corporation nombreuse et fort influente. Ils n’étaient pas tous du même rang et auraient été soumis probablement à une discipline hiérarchique dans l’exercice de leurs fonctions. Les drogmans principaux servaient souvent à l’interprétation ou à la rédaction finale des versions officielles des textes de traités. Le témoignage du drogman de la douane faisait foi, quelle que fût sa classe, et son intervention régulière dans un marché engageait la douane elle-même, qui devenait caution de la dette. Il est très probable qu’ils furent tous assermentés. Leur accréditation par la douane obéissait à des critères de choix sélectifs et leur position dans la société était très respectable et peut-être fort recherchée.

Les traités rappellent souvent que les interprètes devaient rester en groupe et mettre tous leurs profits en commun, dans les ventes et les achats. Ils ne devaient, en outre, recevoir ni cadeaux ni pourboires. Le droit d’interprète ne pouvait être exigé qu’une seule fois pour chaque marché. Le drogman de douane ne pouvait exercer au service exclusif d’un négociant qu’il soit ou non musulman. Aucun drogman ne pouvait refuser son service au marchand qui le requiert. Si un marchand ne devait pas avoir d’interprète spécial, il y avait cependant des drogmans particuliers pour chacune des nations chrétiennes. Cette spécialisation se justifiait au plan technique par le fait qu’un interprète ne peut bien maîtriser, en principe, qu’une seule langue étrangère. Ces intermédiaires jouaient un grand rôle dans les transactions de commerce multinational et les procédures de dédouanement comme en témoigne le récit d’un commerçant marocain de l’époque Almohade qui s’adresse dans une missive à son correspondant européen dans ces termes :

”Je t’ai vendu, treize cent vingt quatre peaux à treize dinars par l’intermédiaire de ton associé Tamim, le fourreur et des dogmans othman, Ali Ben Badis et Ali Bnou Mestura”127.

Bien qu’accréditée officiellement par la douane, la désignation des drogmans était souvent tributaire de diverses recommandations provenant des négociants européens les plus influents dans chaque port. Ainsi, dans une lettre adressée le 22 novembre 1207 par un postulant à cette fonction à un certain Lambert del Vernaccio, le requérant précisait :

”Je désirerais que votre générosité m’accordât une grande faveur.Voudriez vous prier les anciens de votre ville d’écrire une lettre scellée au directeur de la douane Abou Sedad pour que je sois nommé drogman à la douane et courtier à l’halka, au service spécial des Pisans, attendu que nul ne peut être nommé courtier ou drogman pour eux, sans leur agrément”.

En 1207, un autre prétendant pria le prodestat128 de Pise d’intervenir auprès du caïd de la douane pour sa nomination â l’emploi de drogman des douanes Almohades.

Les droits qui leur étaient dus sur les marchés conclus par leurs intermédiaires s’appelaient la torcimania ou le mursuraf. Ces droits étaient perçus par la douane comme nous allons le voir dans la partie fiscalité douanière du XIIè m e siècle. Les conventions interdisaient à ces intermédiaires de recevoir les cadeaux.

D’autres catégories de personnels travaillaient aux ports sous l’autorité de l’Administration des douanes. Les traités les qualifiaient sous le nom de factores duane, servientes et canovoni duane. Parmi ces agents, on peut noter les courtiers (sen sari)129 les facteurs, les porteurs, les peseurs, les mesureurs, les surveillants et les gardiens.

Comme nous venons de le signaler, la douane à l’époque Almohade avait la particularité de procéder au recrutement de personnel non marocain. Cette catégorie de personnel prévue dans les conventions obéissait à un statut spécial et fut souvent investie de missions bien particulières. En stipulant que nul agent de la douane, qu’il soit sarrasin ou chrétien, ne devra se permettre de visiter un navire ou un foundouk chrétien à l’insu du consul, certains traités commerciaux indiquaient déjà que les employés de la douane n’étaient pas tous marocains.

Les chrétiens ayant été admis à affermer quelques parties des douanes, il leur était nécessaire d’avoir à la douane quelques préposés de leur pays pour faciliter et surveiller la perception. Ainsi, certains des traités stipulaient qu’il y aura à la douane un employé chrétien (scriba, scribanus, scriptor), choisi par les chrétiens de chaque colonie, chargé spécialement de tenir les écritures des marchands de sa nation et de régler le compte avec la douane.

”Et dans tous les pays où il leur sera permis de faire le commerce, précise un traité de 1271, les Vénitiens auront un foundouk, un consul et un écrivain, chargé d’écrire et d’arrêter les comptes de ce qu’ils doivent donner et recevoir à la douane et de veiller à leurs marchandises”130.

Les Florentins appelaient ces agents des banquiers :”Qu’ils aient des banquiers connaissant les usages des pays, (bancherios scientes consuetu dines la corum), pour faire leurs comptes avec la douane. Le compte réglé, les banquiers en remettront l’acquit, (appodixiam expedimenti) (Albara ou le berat), aux marchands, qui pourront aller ensuite partout sans avoir à payer d’autres droits sur ces mêmes marchandises”.

Quand une nation ne pouvait désigner son ”scribanum in doana” il appartenait au caïd de la douane de choisir un écrivain pour faire le compte de tout marchand qui s’apprête à quitter le territoire et lui donner sans retard, son congé ou berat. Le compte restera obligatoire tel qu’il aura été ainsi arrêté par la douane.

A l’arrivée des navires dans les ports pourvus d’un bureau de douane et affecté par conséquent au commerce extérieur, les portefaix et les canotiers agréés par la douane se chargeaient, sous la surveillance des agents des douanes et moyennant un salaire fixe réglé par l’usage ; du débarquement des marchandises. La même procédure est suivie à l’embarquement des produits exportés. Les canotiers ou gondoliers qui transportaient les marchandises du navire au quai de la douane sont appelés les charabi, caravarii, calavi, ratiarii, ragaxii, dans les textes latins ou encore les cargiari, ratori et garabarii selon les textes italiens131.

Les portefaix transportaient ensuite les marchandises du rivage à la douane ou aux foundouks chrétiens. Dans certains textes, ils sont désignés par les noms de bastassi, bastasi ou vastossi ou portatori. Les tarifs des gages dus aux canotiers et aux porteurs n’étaient pas spécifiés au niveau des traités de commerce. Cependant, il y était souvent indiqué que ces employés ne devraient rien exiger en sus de l’usage ou qu’ils devraient se faire payer conformément à la coutume établie. Un contrôle assez sévère était exercé sur leur service, et en général sur tous les employés de la douane, parce que l’administration était responsable, vis-à-vis des commerçants étrangers, de la valeur de toutes les marchandises confiées à leur garde, soit à l’intérieur des magasins de douane, soit sur les quais. Au sujet de l’activité des commis de la douane, sous le règne de l’empire Almohade, le Comte De Mas Latrie publia en 1868 le témoignage significatif ci-après :

”Vers la fin du mois de juillet ou dans les premiers jours du mois d’août 1200, deux nefs pisanes, d’une espèce particulière appelée en arabe ”mosattah”, l’une nommée l’orgueilleuse, l’autre la couronnée, voyageant avec deux galères pisanes, se trouvaient dans le port de Tunis, non loin de trois navires musulmans, dont l’un complètement chargé et prêt à partir. Tout à coup, les gens de chiourme pisane assaillirent les navires musulmans, mal - traitèrent et blessèrent les équipages, outragèrent les femmes et amenèrent les trois navires aux capitaines des mosattah. Les écrivains de la douane affectés aux affaires des pisans, qui étaient la plupart des employés chrétiens et les drogmans132 de la douane, prévenus de l’aventure, arrivèrent aussitôt sur les navires et voulurent faire relâcher les musulmans et les navires. Ils n’y purent réussir..… A grande peine les brigands renvoyèrent les deux bâtiments vides.

”Ils n’étaient pas encore sortis de l’enceinte portuaire qu’ils rencon -trèrent la flotte du sultan ….. L’Amiral Almohade, informé de la nationalité des navires, et sachant que les ordres du Sultan étaient de protéger partout les pisans, se contenta de récupérer la nef musulmane sans exiger qu’on restituât les marchandises….”133.

Suite à cet incident, l’inspecteur en chef des douanes adressa le 9 septembre 1200 un message à l’archevêque et aux consuls de Pise pour leur rappeler les dispositions du traité de 1186 en ces termes: ”Vous le devez, en vertu des traités de trêve et d’accord qui existent entre nous pour la protection et le bon traitement de nos concitoyens, et vous ne pouvez vous y refuser, parce que vous savez que la Haute Majesté de notre Souverain n’a jamais cessé de protéger les marchands chrétiens”134.

A la suite de l’équipée des ”mosattahs”, la plupart des marchands pisans, craignant l’irritation populaire, avaient quitté l’Empire Almohade.Leurs biens furent mis sous séquestre de la douane, mais ils ne furent pas saisis. Dans une action de bonnes dispositions, les marchands, les drogmans et les employés de la douane écrivirent aux pisans qu’ils connaissaient pour les engager à revenir au plus tôt. Ceux qui étaient revenus trouvèrent leurs marchandises, chacun avec son compte en douane, telles qu’ils les avaient laissées.

Plusieurs de ces lettres ont été conservées. Les rapports confiants des marchands chrétiens avec les marchands musulmans, et la loyauté de la douane dans ses relations avec les uns et les autres, s’y manifestent à chaque ligne. Othman Ibn Ali, drogman des douanes écrivait à ce sujet au commerçant pisan Pace, fils de Corso en ces termes :

Je suis fâché que tu ne reviennes pas régler toi-même tes affaires ici. Le Sultan est très peiné de tout ce qui s’est passé. Si tu as l’intention, n’hésite pas à rentrer, tu trouveras partout excellent accueil135.

Des auxiliaires des douanes choisis parmi les commerçants étrangers résidant au Maroc étaient chargés de l’enregistrement des déclarations et de la liquidation des droits et taxes. Les mêmes sources signalent l’existence d’autres auxiliaires de douane dont notamment les caboteurs (Moujaddifines) et les porteurs.

Le suivi du flux des marchandises pendant le déroulement du circuit de dédouanement exigeait l’exécution de diverses opérations de manipulations qui furent confiées à des catégories de personnels qualifiés (courtiers, mesureurs, surveillants, facteurs, porteurs, etc…).

En l’absence d’organe étatique chargé de la gestion de ces travaux de logistique, il revenait à la douane de superviser et de coordonner toute l’activité de ces intervenants dans le processus de dédouanement. Le makhzen Almohade a donc instauré à travers une série de conventions commerciales internationales tout un dispositif de mesures de protection et de développement des échanges commerciaux avec le monde extérieur. Comme nous venons de le constater, la quasi-totalité de ces procédures de contrôle du commerce extérieur marocain était dès le début du XIIème siècle confiée à l’administration douanière. En plus des missions classiques confiées au personnel des douanes, on peut citer d’autres tâches particulières dont les traités réservaient l’exécution à la douane :

1 ) Le droit d’aubaine : Ce droit en vertu duquel, dans l’Europe féodale, les biens de l’étranger décédé étaient dévolus au seigneur du lieu, n’avaient pas d’application au Maroc comme dans tous les pays de l’Islam. Dans les traités commerciaux, il était admis que les biens et les effets de tout chrétien mort au Maroc devaient être remis à son exécuteur testamentaire, s’il en avait désigné, au consul ou à ses compatriotes, s’il mourait sans avoir laissé de testament. Dans le cas de décès en un lieu où ne se trouvaient ni consul ni nationaux de l’étranger, ses biens étaient placés sous la garde de l’autorité douanière. Un magistrat faisait dresser, devant témoins, un état sommaire de ce qui les composait, et les biens étaient délivrés à la personne désignée par le gouvernement du défunt.

2) Exemption du droit d’épave (protection douanière des navires de commerce) :

Les traités contenaient des prescriptions relatives à la protection des navires et des commerçants. Il s’agissait à l’époque de conditions bien plus avantageuses que celles de beaucoup d’Etats d’Europe, où le droit de biens subsista dans toute sa rigueur jusqu’au XVIè m e siècle. Ainsi, une sérieuse sécurité pour les armateurs commerçants avec le Maroc était garantie par la douane. Cette garantie consistait à porter secours aux bâtiments en péril ou échoués à la côte, à respecter les naufragés, à les aider dans leur sauvetage, et à garder les marchandises, les épaves et les personnes préservées du désastre. La formule utilisée dans les traités et qui consacre ce droit est souvent libellée comme suit :

”Quant un navire chrétien sera jeté par la tempête sur les côtes de Barbarie, que tout soit sauvé et gardé sous notre protection ; si une partie de l’équipage a péri, que tout ce qui sera retiré du naufrage soit remis aux survivants ; si tous sont péris, que la douane veille sur le navire et les objets sauvés, jusqu’à ce qu’arrivent des lettres de leur Roi désignant la personne à qui les biens recueillis doivent être délivrés”136.

Dans ce cadre, le séjour, les réparations et les approvisionnements des naufragés étaient exemptés des droits et taxes. La douane veillait toutefois à ce que les naufragés ne profitent pas du temps de l’escale forcée pour se livrer à des actes de commerce.

3) Admission d’étrangers sous pavillon allié :

Cette tolérance qui consacrait le principe de droit maritime ”le pavillon couvre la marchandise”, a permis aux armateurs des deux rives de Gènes, alors même qu’ils étaient indépendants de l’autorité de la république, de se livrer à l’abri de son pavillon au commerce avec le Maroc et l’Afrique du Nord en général. Cependant, les traités n’étaient pas toujours uniformes sur le régime douanier réservé aux étrangers. Le traité de Pisans se bornait à stipler ceci : “Si un étranger vient avec eux en Afrique, il ne doit pas payer moins que les Pisans”. Les prescriptions du traité génois sont plus précises et moins favorables : ”Si les Génois transportent sur leurs navires des hommes qui soient en paix avec les Marocains, ces hommes seront considérés comme génois”137.

Les passagers génois appartenant à une nation non alliée devaient alors faire le commerce au Maghreb à leurs risques et périls, sans pouvoir légalement invoquer, en cas de besoin, la protection génoise. Ils durent payer probablement des droits de douane supérieurs à ceux des génois.

Les traités vénitiens ne déterminent pas la condition faite aux marchands étrangers navigant sur leurs bâtiments. Il y aurait lieu de croire que la République de Venise, cherchant toujours à assurer à son commerce les bénéfices considérables du prêt et de la commission, fût parvenu à assimiler à ses propres sujets tout étranger embarquant ses marchandises à bord de navires vénitiens. La douane était donc expressément chargée de recueillir les déclarations des commandants des navires de commerce, en ce qui concerne la nationalité des passagers à bord pour pouvoir leur appliquer un droit de douane préférentiel ou tout simplement le droit commun :

”Tous hommes d’une nation non alliée (non confédérator), venant sur leurs vaisseaux, payeront à la douane comme les étrangers non alliés, et le patron du navire sera obligé de faire connaître leurs noms au directeur de la douane ; et par le fait du paiement, ils seront en toute sécurité pour leurs personnes et leurs marchandises”138.

En sus de la garantie pour le transport, la garde, la vente et le paiement des marchandises ; les traités spécifiaient parfois des particularités d’exécution de l’acte de commerce international. Ils confiaient ainsi à la douane les mesures et les garanties propres à faciliter le commerce avec les européens. Ces prescriptions, qui sont aujourd’hui du ressort de divers règlements d’administrations publiques et privées, assuraient d’abord aux marchands européens les moyens de trouver, à des conditions convenables, les bateaux et le personnel nécessaires pour le débarquement et l’embarquement de leurs marchandises, soit à la douane, soit aux foundouks sous douane. La douane répondait également du paiement des marchandises vendues par tous ses agents. Des écrivains spéciaux à chaque nation, de vrais teneurs de livres, inscrivaient le compte des opérations effectuées par chaque négociant ainsi que les sommes dues au trésor public sur les importations et les exportations.

4) Droit de préemption :

Il s’agissait de la faculté pour le makhzen d’acheter en priorité les marchandises transportées par les navires étrangers. Ce droit bien que n’ayant pas été stipulé expressément dans les traités, fut néanmoins admis et même sollicité par les marchands chrétiens. Diverses dispositions, surtout dans les traités pisans, concernent les achats faits par les souverains ou en leur nom. Le traité de 1358 stipule que, si un Pisan apporte au Maroc une marchandise quelconque qu’il désire montrer au Sultan (bijoux, étoffes, armes, oiseaux de chasse, etc.…) nul préposé de douane ne devra la soumettre à la visite. Si l’objet agréait au Sultan, aucun droit d’entrée n’était perçu. Si le sultan n’achetait pas la marchandise, les droits étaient acquittés au tarif du jour de l’arrivée de la marchandise dans les conditions du droit commun. Afin d’éviter des retards dont, les agents du makhzen n’étaient pas toujours personnellement la cause, mais qui pouvaient porter préjudice aux marchands, il était stipulé dans certains traités que, si le Sultan demandait à voir les objets par un marchand européen, ces objets ne devaient pas être retenus plus de dix jours au palais. Passé ce délai, le makhzen devait soit renvoyer la marchandise ou en faire payer le prix.

Quant aux ventes effectuées à la douane même pour le compte du Sultan ou de sa maison, il était déclaré que le marché devenait irrévocable dès qu’il était fait au nom du Sultan, à la douane, en présence des témoins et inspecteurs douaniers. Ni le ”moshtaghil” qui avait conclu la convention, ni son successeur, ne pourrait, dès lors, sous aucun prétexte, se soustraire à la transaction, à moins qu’il n’y eut erreur ou dol sur la marchandise livrée. Quant au paiement, il suffisait au vendeur de montrer la charte de vente écrite en présence des témoins pour être immédiatement satisfait par le service de la douane.

5) Répression de la contrebande :

Les dispositions conventionnelles régissant la contrebande à l’époque Almohade semblent de nos jours d’une telle modération qu’il est improbable qu’elle n’aient été souvent détournée par de forts et permanents courants de fraude. L’administration douanière Almohade fit montre d’un esprit exemplaire de bienveillance en la matière. Les marchandises importées ou exportées sans avoir été déclarées à la douane étaient simplement soumises aux tarifs ordinaires en principal et accessoires. Ni amendes, ni confiscation ou aggravation exceptionnelle de taxes n’étaient imposées aux contrevenants. L’administration des douanes s’était même interdite, dans certains cas, le droit de visiter les navires ou les foundouks quand elle savait ou soupçonnait que des marchandises y avaient été clandestinement transportées. En de pareilles circonstances, la douane prévenait le consul concerné, et la perquisition s’opérait sous la double surveillance de l’officier des douanes et du consul ou son délégué. La contravention constatée, on percevait les droits comme si la marchandise eut été régulièrement présentée à la douane.

Ce régime de tolérance en matière de la contrebande fût probablement maintenu du douzième jusqu’au quatorzième siècle quand le négociant italien Pegolotti écrivit son guide du commerçant. Il y consigna de sages conseils à ces compatriotes dans leurs relations commerciales avec les pays du Maghreb. En matière de contrebande, ses observations s’appliquaient surtout aux métaux précieux et aux espèces monnayées, dont les Florentins faisaient un très grand commerce.

Il écrivait alors “l’or et l’argent importés par les chrétiens payent cinq pour cent. Avec le pourboire qu’il faut donner aux sarrasins et autres serviteurs, le droit s’élève à cinq et quart pour cent. Si on l’introduit en cachette et que la fraude ne se découvre pas, on ne paye rien. Si la fraude est constatée au moment du transport, il faut payer simplement le droit, sans amende. Si la fraude est signalée quand le métal est déjà porté à l’hôtel des monnaies, le droit n’est pas perçu. L’or peut être assez facilement soustrait aux droits de douane, parce qu’il est de petit volume, avec l’argent, c’est plus difficile. Mais bien que les métaux entrés clandestinement ne soient soumis, si on les découvre, qu’en plus simple droit, vous y perdez la bonne renommée et l’honneur, et les Arabes, ayant trouvé un marchand en faute, ne lui accordent plus autant de confiance”139.

 

DES PROCÉDURES ADAPTÉES AUX

TECHNIQUES DU COMMERCE INTERNATIONAL



Les procédures de dédouanement couvraient à l’époque non seulement les formalités du contrôle de passage de la marchandise à la frontière, mais également toutes les transactions d’achats et de vente des produits tant à l’importation qu’à l’exportation. En effet, en l’absence des systèmes de communication et de garantie sur lesquels se base le commerce international de nos jours, les commerçants ne pouvaient garantir une transaction concluante que dans l’enceinte douanière. La douane jouait à la fois son rôle d’intervenant au nom du makhzen pour respecter les règles régissant la perception des droits et taxes ; ainsi que le contrôle du commerce extérieur. Parallèlement elle avait un rôle d’intermédiaire, qui garantissait l’instauration de la confiance nécessaire entre l’acheteur et le vendeur pour concrétiser la transaction commerciale (rôle du banquier d’aujourd’hui).

La perception des droits dus au trésor du makhzen sur les marchandises importées ou exportées n’était pas la seule fonction de la douane. Le directeur avait, on l’a souligné, des attributions administratives et judiciaires assez étendues en ce qui concernait les rapports et les questions d’intérêt entre les Marocains et les Européens. Au plan logistique, l’administration douanière était notamment chargée de la gestion et du contrôle des opérations de manipulation des marchandises dans les enceintes portuaires et les foundouks. La douane était en outre le lieu ou s’effectuaient même, en grande partie, les opérations de ventes et d’achats, sous la surveillance de ses officiers et par l’intermédiaire de ses agents. On pouvait procéder de deux façons différentes aux ventes publiques à l’intérieur de l’enceinte douanière. Les deux modes offraient autant de garanties et de facilités aux commerçants étrangers :

1) La procédure de la Halka :

Il s’agissait de ventes publiques des marchandises dans les locaux de la douane. L’administration douanière offrait aux commerçants étrangers la garantie de l’Etat ainsi que les facilités des procédures. La vente sous douane pouvait s’effectuer selon divers procédé dont on notera : la vente à la halka (aux enchères) et la vente sous douane (sans enchère) ;

a) Le halka140 :

Pour bénéficier de cette procédure, le commerçant européen devait déposer une demande auprès de la douane qui peut l’autoriser à vendre ses poduits dans la halka avant d’accomplir les formalités de dédouanement. Il a été établi, à ce titre, que la douane avait refusé le bénéfice de cette procédure à un commerçant génois qui n’était pas connu des services douaniers. En l’an 1200, une correspondance adressée au négociant Pisan Pace fils de Corso à un commerçant marocain évoquait la halka en ces termes :

Je te dirais, mon cher ami, que j’avais des créances sur ceux qui ont porté ici l’acier en contrebande, entre autres, une créance de soixante treize dinars sur Sabi : A valoir sur cette somme qui est ma propriété, j’ai acheté du cuivre à la halka, mais quand j’ai voulu relever mes comptes à la douane, après le départ de Sabi, on m’a dit que je n’avais pas de créance sur lui”141.

La halka fut donc un encan142 où on procédait à la vente des marchandises, par les soins de drogmans affectés à chaque nation, et en la présence d’inspecteurs ou témoins de la douane. Cette forme de vente s’appelait, en latin et en italien; la galega, la galica, la galicha, en catalen, calga. Tous ces mots ne sont que la traduction ou une dérivation du mot arabe ”halka”, qui signifie enchère143. Après conclusion de la transaction, la douane procédait à la perception des droits à l’importation ou à l’exportation, généralement de 10 ou 15 % de la valeur des marchandises.

b) Procédure de vente sous douane, sans enchère :

Le second procédé de vente était la vente directe sans enchère (de gré à gré), mais sous douane, par l’intermédiaire des drogmans, avec ou sans la présence d’inspecteurs ou officiers douaniers. Les bénéficiaires de ce procédé, devaient acquitter en sus des droits de douane, le droit spécial de drogmanat ou de mouchrif, dont il est surtout question dans les traités vénitiens. Ce droit était habituellement de cinq miliaresi par valeur de cent besants144. Toutes les ventes étaient inscrites sur des registres spécialement tenus à cet effet par l’administration douanière. Si le vendeur, l’adjudicataire ou l’acquéreur avaient déjà leur compte à la douane, l’enregistrement pouvait se limiter au simple transfert de l’avoir de l’une des parties à l’avoir de l’autre. Toutes les ventes faites sous douane, au sein de la ”halka” ou en dehors par le moyen des drogmans attitrés, étaient placées sous la garantie et la responsabilité de la douane, qui devait faire payer les sommes dues aux marchands européens, soit au comptant, soit dans les délais et les conditions fixées après concertation entre le vendeur et l’acheteur. La marchandise était non seulement un gage des droits et taxes, mais également une garantie de paiement du fournisseur. Ainsi, l’enlèvement n’était autorisé qu’après règlement des droits dus à l’Etat et de la contre valeur de la marchandise due au vendeur. L’administration douanière exerçait déjà, mais avec les spécificités de l’époque, son traditionnel rôle de contrôle de commerce extérieur et des changes. Ce principe, qui était le fondement et la sécurité même de tout le commerce européen a été inscrit, expliqué, rappelé ou admis dans tous les traités et ressort de toutes leurs dispositions.

De cette règle essentielle découlaient d’autres prérogatives qui faisaient que la douane devait forcer, en quelque sorte, tout acheteur à recevoir la marchandise, une fois le marché conclu par ses drogmans. Tout compte non soldé par le débiteur restait en principe à la charge de la douane.

2) Procédure de vente en dehors de l’enceinte douanière :

Les commerçants européens n’étaient nullement obligés de vendre leurs marchandises sous douane. Cette vente était facultative, mais présentait un avantage certain pour les opérateurs, car elle était garantie par l’Etat. Les transactions commerciales qui s’effectuaient en dehors de l’enceinte douanière avaient lieu généralement dans les foundouks.

Le “foundouk”145 terme issu du mot grec “pandokeia” est un entrepôt de marchandises et hôtellerie où débarquent les marchands ainsi que leurs bêtes. Au Maroc, l’appellation était également attribuée aux centres des activités des marchands étrangers, en même temps que le lieu des interventions de l’administration douanière auprès de ces marchands. Le but principal est de parvenir à percevoir les droits d’entrée et de sortie, ainsi que des taxes pour certains services rendus, comme la surveillance des marchandises ou autres. Les foundouks étaient situés soit à l’intérieur de la ville, où ils formaient parfois un quartier à part, soit dans un foubourg isolé et tout à fait en dehors de la ville, comme à El Mehdia et à Sebta. Les conventions du XIIème siècle désignent ces lieux sous les noms de fonticus, fundigus, fondegus, fonticum, fundigum, alfundega, en latin fondaco, en italien fondech, al fondech. Le préposé ou surveillant en chef des foundouks chrétiens qui était subordonné au consul se nommait le fundegarius.

Le foundouk dans les territoires du Maghreb était une sorte de cité dans le sens moderne et municipal de ce mot, très semblable aux khans particuliers des marchands étrangers situés dans l’enceinte des bazars d’Orient. Un mur de pierre ou de pisé séparait complètement le foundouk de chaque nation des établissements voisins.

 









Les Pisans, les Florentins, les Génois, les Vénitiens, les Siciliens, les Marseillais, les Majorcains, les Aragonais, et avec ces derniers les habitants du Roussillon et du comté de Montpellier, sujets jusqu’en 1349 des rois de Majorque ou d’Aragon, étaient les principaux marchands européens qui aient eu ce genre d’établissements commerciaux dans les territoires du Maghreb.

Les villes où se trouvaient leurs foundouks les plus importants étaient Tunis, El Mehdia, Tripoli, Bone, Bougie, Tlemcen, Ceuta et Oran. Les Pisans et les Génois eurent aussi des comptoirs à Gabès, Sfax et Salé, dès le XIIème siècle. Mais les traités signalent rarement ces désignations locales. C’est très incidemment, dans un document d’Aragon, que nous apprenons que le commerce de Gênes avait une agence permanente et des franchises particulières à Djidjelli, ville voisine de Bougie, dont il n’est pas fait mention dans les documents génois. Il n’y avait pas lieu d’ailleurs d’établir partout de vrais foundouks; dans les villes secondaires où les nations européennes étaient autorisées à faire le commerce, il leur suffisait d’avoir un local quelconque, distinct des autres factoreries chrétiennes, où elles déposaient leurs marchandises sous bonne garde : ”Vous aurez dans nos villes des fondouks particuliers, disait le privilège du Sultan du Maroc aux Pisans, en 1358 ; et, à défaut de fondouks, vous aurez au moins une maison à vous seuls, séparée de celle des autres chrétiens. Chaque nation jouissait de la même faculté147.

Les notaires chrétiens qui se trouvaient dans les foundouks, les chanceliers des consulats étaient souvent chargés de dresser les chartes de ventes. Seulement, dans ces cas et en général, pour toutes les ventes en dehors de lahalka et sans l’intervention des drogmans, la douane se trouvait dégagée de toute responsabilité.

Et de tout ce que les Génois vendront hors de l’enchère et sans les inspecteurs ou les drogmans de la douane, sine callega, testibus vel tarcimanis, que la douane ne soit en rien tenue148.

Cependant, bien que prévue par les conventions, cette procédure n’était pas toujours suivie par les commerçants, car elle n’offrait pas de sérieuses garanties ni pour l’acheteur ni pour le vendeur. Néanmoins, elle fut appliquée par les Génois qui étaient selon les traités libres d’acheter la laine et les cuirs directement dans les établissements de commerce. Elle était également suivie par les négociants Pisans qui exerçaient un monopole de commerce à Zouila près de Mehdia. Ces commerçants entreposaient leurs marchandises dans le foundouk qu’ils exploitaient en dehors de l’enceinte douanière.

A l’importation, ces marchandises étaient admises dans le foundouk en suspension des droits et taxes jusqu’à leur vente définitive pour le marché local. A l’exportation, elles étaient acheminées à Zouila et entreposées dans les salles du foundouk. Le dédouanement ne s’effectuait qu’après leur cession pour le marché extérieur. Ce système de gestion s’assimile parfaitement au régime de l’Entrepôt en douane à l’exportation préconisé par la réglementation douanièer contemporaire.

 

ORIGINE DE L’ORGANISATION DE LA

FISCALITE DOUANIÈRE AU MAROC



En fait, dès l’époque des Almohades, on n’avait plus recours à l’achour en douane qui signifiait étymologiquement un impôt usuel de 10 % de la valeur de la marchandise. Un ensemble de droits et taxes à caractère douanier était progressivement mis en place. La fiscalité douanière se composait dès lors, en sus des droits de base traditionnels à l’importation ou à l’exportation d’une multitude de taxes additionnelles fixées soit par des conventions soit par des usages locaux. C’est probablement durant cette période que le Maroc enregistra ce que l’on peut qualifier comme la première réforme de ses finances publiques. L’organisation des finances marocaines fut désormais établie selon des principes de gestion méthodique et centralisée. C’est ce qui ressort du témoignage d’Ibn Khaldoun qui cite dans ses prolégomènes :

Sous les Almohades, le chef du «diwane» (administration des impôts) devait appartenir à la race dominante. Il dirigeait avec une autorité absolue la perception de l’impôt, il réunissait les recettes dans une caisse centrale et les faisait inscrire dans un registre. Il revoyait les états de ses chefs de services et de ses percepteurs….On le désignait par le titre de Sahib al Achghal. Quelquefois, dans les localités éloignées de la capitale, les chefs de service étaient pris en dehors de la classe des Almohades à condition qu’ils fussent capables de bien remplir l’emploi149.

L’impôt douanier fut donc inclus dans ce système, mais bien que découlant des conventions signées entre les sultans du Maroc et les puissances commerciales de l’époque, il a traditionnellement gardé une connotation religieuse d’où son appellation de “l’achour”. “L’achour” se compose selon le droit musulman du dixième des récoltes agricoles et peut s’assimiler à un impôt de 10 % sur le revenu. Les travaux de recherche que nous avons pu entamer ne nous ont pas permis de recenser tous les droits et les taxes appliqués au commerce extérieur par les douanes Almohades à partir du XIIème siècle, mais on peut en citer les plus courants :

 

I- LES DROITS DE DOUANE :



Du moment que le commerce extérieur fut le principal avantage que le makhzen maghrébin souhaitait tirer de ses rapports avec les Européens, il était tout à fait naturel que des droits eurent été établis par les sultans de l’Empire. Plus tard, ces mêmes droits furent maintenus par les différents chef d’Etat en Afrique du Nord, à l’entrée et à la sortie des marchandises dans les territoires relevant de leur juridiction ou autorité. En général, les commerçants chrétiens, avaient à payer certains droits au trésor du makhzen pour les produits qu’ils arrivaient à vendre au sein de l’espace douanier marocain et pour ceux qu’ils exportaient. Une administration douanière, plus ou moins importante, mais ayant à peu près partout des règles et des procédés identiques, était établie dans les ports marocains ouverts au commerce.

Les énonciations des traités s’avèrent insuffisantes pour suivre les fluctuations subies par les tarifs d’importation et d’exportation. Mais il est évident que les usages de l’époque et certaines conventions orales, librement débattues entre négociants et administrations douanières locales, suppléaient dans la pratique à tout ce qui manque à cet égard aux textes écrits. Le traité de 1186 entre la République de Pise et le Calife Almohade Abou Youssouf Yacoub établit nettement le droit de 10 % sur les importations, en laissant à l’usage le règlement de beaucoup de questions essentielles.

Les Pisans doivent payer le dixième (décima) qui se lève sur eux suivant les coutumes anciennes et les traités bien connus, sans aucune augmentation ni aggravation à laquelle ils n’aient pas été soumis par le passé, à l’exception des marchandises vendues entre eux et à l’exception des navires. Dans ces deux cas on ne pourra exiger le dixième150.

Dès lors, les distinctions essentielles s’établissent, les règles du régime fiscal des marchandises s’affermissent et bien qu’il reste encore beaucoup d’indéterminé dans les actes écrits, on peut y retrouver les conditions générales auxquelles avaient lieu les transactions de commerce international. Le commerce fut soumis, en principe, à deux sortes de droits intitulés : droits principaux et droits additionnels. Les uns et les autres se percevaient, avec de nombreuses exceptions, sur les importations et les exportations des produits. Le droit général sur les importations des nations alliées, c’est-à-dire celles qui avaient signé des traités de commerce avec le makhzen, fut de 10 % ; il varia peu. Le commerçant était tellement habitué à payer ce droit dans le bassin de la Méditerranéen, qu’on l’appelait partout le dixième, décima, décimum, ou simplement le droit, drictum. On omettait même quelquefois de le mentionner dans la traduction des traités, tant son exigibilité était notoire et générale. Les exportations étaient généralement soumises au taux de 5% advalorem ou au demi-droit : médium drictum ou vinctenum. La franchise des droits et taxes, partielle ou totale, s’appliquait surtout aux bijoux, métaux précieux, aux navires et aux agrès maritimes, dont l’Etat Almohade avait intérêt à faciliter l’importation. Le makhzen, comme nous allons le constater par la suite prenait déjà au XIIè m e siècle des mesures incitatives pour l’exportation. Telle fut, à titre d’exemple, la décision d’exempter des droits à l’exportation les marchandises acquises au Maroc avec le produit des importations.

Les droits additionnels, qui se percevaient pour les interprètes, pour le pesage des marchandises, pour le droit d’ancrage et autres services ou coutumes accessoires, n’avaient pas tous le caractère fixe et déterminé des droits principaux. Leur taux n’était presque jamais arrêté par les traités. Les conventions qui les avaient établis les modifiaient suivant les circonstances et suivant les convenances des diverses nations impliquées.

Ces variations se traduisaient en définitive par une différence dans la totalité des droits payés par les diverses nations. Toutefois, ces différences étaient peu considérables et n’affectaient point, outre mesure, l’essor commercial enregistré à cette époque.

 

A) Les droits principaux :

1- Au niveau des importations :

Pour les marchandises présentées à l’importation, les droits principaux variaient selon la nationalité des importateurs et des périodes des traités.

Pour les négociants de la République de Pise, dont le territoire douanier comprenait au XIIème siècle tout l’ancien littoral étrusque, de la Spérria à Civita-Vecchia, le droit de base de 1157 à 1358 a été toujours de 10 % advalorem. Après 1421, les traités prévoyaient une assimilation avec les commerçant s florentins. En vertu du traité conclu en 1160 avec le Sultan, les Génois ne devaient payer que 8 % ad valorem dans tous les territoires du Maghreb, excepté Bougie, où le taux s’élevait à 10 %. Asignaler que le quart du produit de la douane en cette ville était réservé à la République de Gênes. Ce droit ne fut pas maintenu, et le tarif de dix pour cent finit par être accepté par les Génois. On le voit établi sur les importations dès le traité de 1236, maintenu pour eux, pour tous les marchands naviguant avec eux, jusqu’à la signature du traité de 1465. Les Vénitiens étaient soumis, depuis 1231, au paiement du droit d’importation classique de 10 %. Seules les matières exemptées de la totalité ou d’une partie de la taxe douanière, et indépendamment des droits additionnels, dont le principal paraît avoir été le mursuraf ou drogmanat. Pegolatti, signale dans son livre, écrit en 1350, qu’il payait effectivement selon le taux usuel de 10 % pour l’importation des marchandises.

Pour ce qui est des autres nations, à partir de 1271, les Catalans,Majorcains, Siciliens, Provençaux, Roussillonnais et Languedociens de la Seigneurie de Montpellier, en tant que sujets des courronnes d’Aragon et de Sicile ont eux aussi été soumis au paiement du droit usuel du decimum.

Les tarifs de droits de douane à l’importation perçus, bien qu’ils aient subi quelques légères variations à certaines époques et à l’égard de certaines nations, prévoyaient toujours des taux compris entre 10 et 11,5 %. Le droit ordinaire et général était si bien le 10 %, que ce droit se désignait dans les conventions par le mot même de dixième : decimum, decenum, decima, en catalan delme ou simplement drictum. Des exemptions totales ou partielles étaient prévues pour certaines catégories de marchandises.

 
a- Exemptions totales :


1- Les bijoux, les pierres fines, les perles et les joyaux en général, ainsi que toutes marchandises vendues directement au Sultan ou achetées à la douane pour le compte du makhzen, étaient exempts des droits d’importation. Si les traités omettent d’énoncer cette circonstance, c’est vraisemblablement parce qu’elle était universellement connue, admise et pratiquée.

2- L’or et l’argent vendus, soit à la douane pour le compte du Sultan, soit directement à la ”Zeccha151” ou l’hôtel impérial des monnaies. Quand la vente des métaux précieux était faite à des particuliers, elle était soumise au taux réduit de 5 %.

3- Les navires (y compris les barques et les agrès maritimes) : étaient, selon les traités, exempts des droits d’importation. Cependant, lorsque la vente d’une embarcation est faite à un chrétien dont la nation n’a pas conclu de traité avec le Sultan, les droits d’importation étaient dus en entier. Cette disposition aurait incité plusieurs négociants marocains à acheter des parts dans les navires européens pour éviter le paiement de la taxe douanière.C’est ce que fit Abou Talib Al Azafi en 1302 qui fut l’heureux copropriétaire d’un navire appartenant à un marchand de Tarragane152.

4- Le blé, l’orge et généralement toutes les céréales ;

5- Le vin importé pour la consommation de la communauté chrétienne dans la limite de 100 jarres ;

6- Les ventes de toutes sortes de produits et marchandises effectuées entre chrétiens n’étaient soumises à aucun droit d’importation. La douane procédait toutefois en la circonstance, au transfert de l’inscription de la marchandise vendue du compte du vendeur au compte de l’acheteur. En conséquence, l’exonération du droit de douane ne permettait pas au nouvel acheteur chrétien la mise en libre pratique de la marchandise.

 
b- Exemptions partielles :


Il s’agissait en fait de l’exemption du demi-droit : le médium, drictum,la mezza decima, mig-delme, mig-dee, vingtena, vinctenum. L’or et l’argent non monnayés, les rubis, les perles, les émeraudes, et généralement tous les bijoux destinés aux ventes générales, n’étaient soumis qu’au demi-droit d’importation, c’est-à-dire au vingtième de la valeur ou au taux de cinq pour cent.

c- Autres exemptions :

A la lecture des traités, il semble qu’il y avait au niveau de la taxation une différence entre les monnaies chrétiennes et musulmanes. Les premières payaient cinq pour cent dès leur passage en douane, tandis que les monnaies musulmanes (dirhams ou dinars) étaient exemptes des droits. Pour les métaux non monnayés, le paiement des droits n’était exigé qu’au moment de la vente. Toute fausse monnaie était confisquée pour être détruite. La monnaie de bas titre était également brisée, le demi-droit était cependant, le cas échéant, perçu et le métal rendu au propriétaire.

Des exemptions particulières étaient décidées épisodiquement par la douane, afin de stimuler les opérations commerciales avec l’Europe. La plus importante était celle qui autorisait les marchands chrétiens à exporter, en exemption totale des droits, une quantité de marchandises égale en valeur à la totalité des marchandises importées par eux. Dans le cas du paiement des droits, la quittance de la douane (Alibra) constatant le paiement à l’importation servait au commerçant à justifier la qualité de la franchise à laquelle il pouvait prétendre lors de l’exportation.

L’exemption était générale et s’étendait à la vente de toutes sortes d’objets et marchandises, mais les rédacteurs des traités ont cru devoir la mentionner plus particulièrement à l’occasion de la vente des métaux précieux et des navires.

D’autre part, le loyer d’un navire effectué dans l’un des ports du Maroc donnait droit à son propriétaire d’exporter une quantité de marchandises répondant au prix du nolis153, sans avoir à payer les droits de sortie sur ces marchandises. Des denrées comme le blé, la farine, le biscuit et généralement tout ce qui est destiné à la nourriture des équipages, étaient également admis en franchise totale des droits et taxes dans les limites de contingents quantitatifs. En cas de disette et à condition que les céréales n’excédaient pas un prix de référence sur le marché local, les Etats de Gênes et de Venise se sont fait reconnaître le droit d’exporter en franchise, les quantités nécessaires à nourrir leurs populations respectives. Cette franchise douanière accordée dans un esprit humanitaire, a été en fait octroyée régulièrement, aux pays d’Europe, par tous les sultans du Maroc jusqu’au XIXème siècle.

 
2- Au niveau des exportations :


Les traités de commerce conclus à l’époque mentionnaient très rarement la taxe à percevoir à l’exportation des marchandises. Il n’en demeure pas moins que des taxes à l’exportation étaient prévues par les dispositions mêmes de ces traités. Ainsi, l’analyse de certains traités nous fournit des renseignements clairs et précis largement suffisants pour nous fixer sur l’existence du droit en lui-même et sur le taux auquel il s’élevait. Lorsque la convention stipule qu’il ne sera perçu aucun droit sur les marchandises achetées avec le prix du nolis d’un navire, ou qu’elle prévoit encore que les chrétiens seront traités comme d’habitude à l’entrée et à la sortie ; tam introïtus quam exitus, ou bien qu’à la sortie, les Florentins et les Pisans auront à payer les droits exigés des Génois, ni plus ni moins, on peut nettement établir l’existence des droits de sortie sur les produits exportés.

Quant au taux même du tarif, la mention fréquente de la perception du demi-droit médium drictum, merra decima, indiquait déjà suffisamment qu’il était de cinq pour cent, attendu que le droit de dix pour cent était désigné d’une manière générale dans les traités par l’expression drictum (droit).Les traités génois de 1236 et 1250 indiquaient cependant qu’un droit d’exportation de 5 % était prélevé sur certaines marchandises. La règle était également que la douane percevait cinq pour cent sur les exportations excédant la quotité des importations de chaque marchand. C’est ce qui ressort des annotations de Pegolatti qui cite dans son cahier de commerce : “Chine trahe tanto quanto ha messo, non pega nulla, machi traee non ha messo, page mezzo dirritto”. En décryptant ces propos Pegolotti voulait certainement dire que chaque négociant avait le droit d’exporter en franchise une quantité de marchandises égale en valeur à celle des marchandises importées et vendues. Le surplus ou la totalité de l’exportation d’un marchand qui n’a pas effectué d’importation était soumise au demi-droit. C’est à ce niveau qu’on peut dégager, à son origine et dans sa cause principale, la nécessité des comptes courants tenus à la douane pour chaque importateur européen.

B- Les droits additionnels :

Indépendamment des droits généraux et fixes perçus par la douane, aussi bien à l’importation qu’à l’exportation, il existait des droits spécifiques, les uns prévus par les traités, les autres réglementés par l’usage local. Ces taxes exigées à l’occasion de l’arrivée ou du départ d’un navire concernaient généralement la garde et le pesage de certaines marchandises, le salaire des interprètes ou le service des écrivains.

A l’exception des droits des drogmans, les autres taxes n’étaient pas fixes. La perception, soit en numéraire, ou en nature, en était souvent laissée, quant à la forme et à la quantité, à l’appréciation des négociants ou des intermédiaires agréés. Bien que portant sur des sommes ou des objets de faibles valeurs, la perception de ces taxes donnait lieu à plus de difficultés de recouvrement et de réclamations que le recouvrement des droits principaux.

Les conventions font souvent allusion, d’une manière générale, à ces droits supplémentaires, dont les négociants se plaignaient systématiquement, pour en faire supprimer ou régulariser l’usage.

La multiplicité des taxes additionnelles dans les traités à partir du XIIème siècle ne permet d’en définir ni le nombre ni la nature exacte sans une étude approfondie de toutes les conventions conclues. Néanmoins, nous pouvons citer les plus importantes qui ont été relevées par les historiens de l’époque à la lecture de certains traités et conventions :

1- Le drogmanat :

Il s’agissait du droit des interprètes ou de torcimanys qu’on désignait aussi quelque fois par le mot arabe mursuruf ou moscerufs (mouchrif). Ce droit était dû lorsqu’on employait officiellement le service des drogmans. Il était particulièrement perçu sur les ventes faites à la douane en dehors de la ”halka”, et par le seul intermédiaire des drogmans en présence des inspecteurs des douanes. Il était généralement de cinq miliaresi par valeur de cent besants de marchandises vendues.

Il n’est signalé dans les plus anciens traités que d’une manière vague. D’autres textes se limitent à mentionner le droit supplémentaire des cinq miliaresi, sans spécifier ni le nom de ce droit ni la raison de sa perception. Au sujet du drogmanat, les documents pisans, génois et aragonais, sont loin d’avoir la précision et les développements des textes vénitiens. Mais les chercheurs ont constaté que les Génois payaient encore ce droit au XVème siècle.

2- Le droit d’ancrage, d’abordage ou de navigation :

Ce droit unique que l’usage maritime de l’époque désignait sous divers noms est mentionné dans les traités comme suit : “Los drets anticament a custumats, axi de ancoratge……”. C’était vraisemblablement pour subvenir à ce droit que les Pisans dans leur traité de 1358 avec le Sultan Mérinide Abdou Alhak, avaient consenti de remettre aux préposés de la douane un câble, appelé “surriach”, et un harpon de feu, appelé “moktaf mine hadide” à l’arrivée de chacun de leurs navires, dans les ports marocains pour y faire le commerce. Cette pratique donna sans doute lieu à de nombreux abus.

 


Pour prévenir les désagréments auxquels cette procédure pouvait donner lieu, les traités d’Aragon demandaient qu’on n’enlevât au navire amarrant dans les ports, ni son timon ni ses voiles. Cette précaution était prise généralement contre les étrangers154, promettant d’ailleurs que tous les droits seraient exactement payés par leurs nationaux avant la sortie du port. Afin d’éviter les prélèvements arbitraires auxquels donnait lieu le droit d’ancrage,les Vénitiens acceptaient l’obligation de payer trois doubles d’or et un squarcina pour tous leurs navires débarquant en Afrique du Nord.

3- Droit “d’Al Ibraa” :

La quittance constatant que les droits de douane avaient été acquittés par les négociants est souvent désignée dans les traités sous le nom d’albara de l’arabe Al Ibraa155. Tout porte à croire que la délivrance de ce document par la douane donnait lieu à la perception d’un droit que nous pouvons assimiler de nos jours au droit du timbre fiscal.

4- Droit dû aux canotiers :

La douane ne percevait pas directement ces droits, mais elle veillait à ce que les canotiers (charabi ou calavi), ne fissent pas payer leur service plus qu’il n’en était de coutume.

5- Droit de portefaix ou de chargeurs :

Les traités désignaient ces droits sous l’appellation droit de “bestays”, “bastaxes” ou “bastasi” par référence aux personnes qui transportaient les marchandises du rivage à la douane ou de la douane aux foundouks. Ce droit variait selon les ports, puisque le taux appliqué n’était pas indiqué conventionnellement, mais fixé selon les usages de chaque lieu et de chaque époque.

6- Droit de balance, droits de pesage et de mesurage, droits de magasinage :

La perception des droits de l’espèce n’obéissait à aucune règle précise. L’usage tolérait, lors du pesage ou du mesurage des marchandises, des prélèvements en nature ou en numéraire, quelques fois dans les deux formes. Bien qu’ils soient des légitimes rétributions de services, ces droits étaient considérés comme arbitraires par les marchands européens et dégénéraient souvent en véritables disputes avec les agents des douanes. D’après certains accords, la douane retenait au titre de ces droits, sur chaque ballot de toile une canne, sur cent jarres d’huile ; une demi-jarre plus un demi-miliaresi par jarre, sur chaque sac de lin : un écheveau, trois miliaresi par quintal de laine, trois miliarisi par cent peaux d’agneau, sept besants et un miliaresi par cent cuirs de boeuf, sept miliaresi et demi par quintal de cire. En plus de ces taxes spécifiques, un droit général et supplémentaire était perçu, à ce titre, sur la valeur globale de la marchandise objet de la transaction. Ce droit était calculé sur la base de huit miliaresi par cent besants ad- valorem. Les Vénitiens et les Génois avaient réussi à convaincre les Sultans de réduire en 1287, puis supprimer en 1305, ces taxes encombrantes pour les échanges entre marocains et européens.

Les documents pisans indiquent, sans préciser autrement, que les marchands de la république s’en remettent à l’usage pour les droits de pesage et de la balance : ”Lipe satori a loro pesare debbiano secondo che usato este” - ”Per la mercede della bilancia adoperata a pesare loro mercanzie, saranno trattati sedondo la costumanza”. Les traités florentins se bornent habituellement à des déclarations plus générales.

7- Droit du ”rotl” :

Le rotl, mot d’origine arabe, était une mesure de poids spécifique équivalent à la moitié du kilogramme. Cette unité de mesure fût utilisé en Italie, en Espagne, au Maghreb et dans quelques pays d’Orient, sous les noms de rotl, rotolo, rotol. Au Maroc, le rotl ou demi kilo était pratiqué dans le petit commerce jusqu’aux années 1950 et même plus tard dans les villes traditionnelles telles que Fès et Marrakech. Selon De Latries, on désignait aussi de ce nom l’usage, considéré comme un droit dans les douanes publiques, de prélever une certaine quantité des marchandises qui se pesaient ou se comptaient en sacs ou en balles. On serait porté à croire que ce droit était le même que le droit de balance, mais les deux prestations différaient, puisque, constate le chercheur, les mêmes traités qui maintiennent la dernière abolissent aussi la première. Par ailleurs, selon des traités, les Rois d’Aragon et de Majorque avaient obtenu des Sultans du Maroc la suppression du droit du rotl, ce qui semble confirmer l’existence de ce droit spécifique.

8- Droit sur les navires :

Il s’agit d’un droit payé par l’armateur du navire à la douane et qui correspondait généralement à 5% du montant du frêt.

9- Droits de Fedo - Feitri - Tavale :

Appelé Feibri ou droit “de toual156” en arabe, le fedo est mentionné dans les mémoires de beaucoup de commerçants européens qui furent en relations avec les ports du “Royaume de l’Afrique du Nord”.

Pegolotti, le plus célèbre de ces négociants nous apporte des précisions sur la perception de cette taxe en ces termes : ”fedo dicristianie di saraceni - Lo cantaro delle cuaja si la fedo dixanti 4, per ”cantaro”.

Il s’agit d’un droit prévu par certaines conventions et sur lequel nous n’avons pu recueillir de plus amples précisions. Cependant, et compte tenu de son appellation, on peut aisément penser qu’il s’agissait d’une sorte de droit d’anneaux et de mouillage perçu sur les navires qui accostaient dans les ports. Taval peut correspondre à Tawal c’est-à-dire cordage. Ce droit pourrait être également assimilé au droit de ”l’Intilaca”. ”L’intilaca”, impôt de 1 % qui atteint à Sebta 5% est un droit sur les marchandises : le terme qui pourrait être le substantif arabe ”Intilaqua” (lever les amarres ou démarrer) est probablement un droit payé au moment de l’embarquement des marchandises, ou un droit de port. L’absence de toute référence à cet impôt dans les sources arabes, rend toute conclusion difficile.

Il convient de constater que les droits additionnels dont nous venons de citer quelques-uns, bien que parfois supprimés ou modifiés, avaient tous à l’origine un caractère permanent. Il ne faut pas les confondre cependant avec les contributions transitoires qui, indépendamment des tarifs douaniers ordinaires (drictum consuetum), étaient consentis par les gouvernements chrétiens comme indemnité ou règlements de dettes.

La distinction entre les droits principaux et les droits additionnels résultait souvent des dispositions conventionnelles de l’époque. Ainsi, l’article 4 du traité de Tlemcen157, après avoir énuméré certaines marchandises dont l’exportation était momentanément prohibée entre le Maroc et les Etats du Roi de Majorque, ajoute ceci :

Et toutes autres marchandises, les sujets du Roi de Majorque pourront les exporter ”en payant los dretz é matzems”.

Ces deux mots distinguent les deux sortes de droits perçus par les douanes, les droits principaux et les droits additionnels. Le dretz ou delme serait le droit ordinaire et général perçu à l’importation ou à l’exportation de marchandises. Le matzem désignerait les droits additionnels, tels que le drogmanat, l’ancrage etc…

Des chercheurs européens ont traduit les mots arabes répondant au catalan drets é matzem, par les expressions : péages convenables et droits établis. Ces termes ainsi exprimés étant très vagues, nous n’avons pu déterminer l’origine du mot drets. Mais en ce qui concerne le terme matzem, il y a lieu de penser qu’il s’agirait d’un terme d’origine arabe. En effet, matzem correspondrait bien au mot arabe malzam, malazim au pluriel. Malazim a été cité, à la fin du Xème siècle, par le géographe et négocient en commerce international Ibn Hawkal pour désigner les taxes perçues sur les transactions commerciales.

2) Modalités de perception des droits et taxes douaniers :

Comme nous venons de le démontrer, dès le début du XIIème siècle, les modalités de perception des droits et taxes douaniers au Maroc furent réglementées par des conventions commerciales conclues avec les puissances européennes de l’époque. Cette réglementation se basait, en général, sur les usages du commerce international et obéissait aux grands principes admis en douane à cette époque que nous pouvons résumer en ce qui suit :

1) A l’importation, les marchandises n’étaient soumises aux droits et taxes qu’après leur vente effective sous douane à un négociant marocain.

2) les droits et taxes pouvaient être acquittés soit en numéraire soit en nature après acceptation de la douane. Le paiement en nature se faisait, le cas échéant, dès l’introduction de la marchandise au magasin selon l’estimation de l’expert des douanes à la résidence158.

3) Les négociants étrangers pouvaient désigner des représentants pour accomplir en leur nom les formalités de dédouanement. En cas de départ précipité, ils étaient tenus de présenter les marchandises non dédouanées à l’administration pour contrôle.

4) Après accomplissement des formalités et acquittement des droits et taxes, la douane délivrait la main levée aux négociants. Ce document s’appelait ”Al bara”, ou (Ali-bra) pour les marchandises achetées par les particuliers ou ”atanfida” pour les marchandises dédouanées pour le compte du makhzen. Dans la plupart des cas, le recouvrement était supervisé par les fonctionnaires des douanes.

Cependant, il a été établi que, par suite de fermages et d’arrangements particuliers intervenus entre les Sultans du Maroc et quelques nations européennes, les chrétiens ont eu souvent le droit de s’occuper eux mêmes de la recette des droits de douane, tant ils avaient un intérêt particulier prévu par les accords. Dans ce cadre, il y a lieu de constater qu’en 1160, la république de Gênes recevait pendant quelque temps, le quart du produit de la douane de la ville de Bougie. Depuis, des agents chrétiens devaient nécessairement participer à la recette ou à la surveillance de la perception des droits. Ils avaient à y prendre une part plus personnelle encore quand le makhzen affermait à des marchands européens la totalité des douanes d’un port. Par la suite, ce système fut pratiqué systématiquement au XIIIème et au XIVème siècles par le makhzen dans la plupart des ports marocains ouverts au commerce.

Le fermage des droits de douane au Maroc :

Historiquement la ferme est une convention par laquelle un Etat abandonnait à un individu ou à groupe de personnes, la perception pour une durée détermniée, de divers impôts, moyennant une somme forfaitaire. En France de l’ancien régime, la ferme générale désignait l’organisme qui prenait à bail la perception des impôts indirects, adjugée tous les six ans. Dès le XIIème , le fermage des droits de douane était consenti par le makhzen dans certains ports marocains à des négociants juifs et/ou chrétiens.

Pour simplifier les opérations de la perception des droits et taxes douaniers, et surtout pour éviter les détournements dont certains agents du makhzen étaient coutumiers, le Sultan fut souvent contraint de vendre même à des chrétiens et parfois à des juifs, la ferme de cette perception, puisqu’elle est faite sur des marchandises importées généralement par des chrétiens.

Ce procédé, aurait été adopté dans la gestion des douanes au Maroc depuis l’époque Almohades. Acet égard, De Mas Latrie notait dans l’introduction de son oeuvre “Traités de pair et de commerce concernant les relations des chrétiens avec les Arabes de l’Afrique septentrionale ou moyen âge : “la perception des droits avait lieu naturellement dans l’ord re ordinaire et habituel, par des agents musulmans et sous la surveillance d’agents musulmans. Mais il est certains que, par suite de fermages et d’arrangements particuliers intervenus entre les Sultans et quelques nations européennes, les chrétiens ont eu souvent le droit de s’occuper eux mêmes de la recette des droits dus au Trésor et intérêt à la surveiller”.

Dans une analyse de l’organisation des finances au Maroc, Michaux Bellaire159 constate que le fermage des droits de douane à des chrétiens n’est pas en contradiction avec la loi religieuse. Il conclut que les droits de douane sont l’équivalent d’une dîme prélevée sur les marchandises importées par les chrétiens. Ces droits sont à ce titre versés au “Bit Al Mal” comme des revenus purs et légitimes.

Procédures de paiement :

En ce qui concerne les délais de l’acquittement des droits et taxes, aucune règle générale n’était admise par les accords. Toutes les nations veillaient cependant à préciser que le négociant avait la faculté de faire régler son compte quand cela lui convenait, qu’on ne pût tarder à lui remettre le règlement plus de huit jours après qu’il en avait fait la demande, qu’une fois les droits payés sur une marchandise une quittance de douane devait lui être délivrée.

Dès lors, l’opérateur pouvait transporter librement partout où il voudrait la marchandise dédouanée, sans avoir à payer de nouveaux droits de douane. De même, chaque commerçant pouvait, à sa convenance, reprendre ou réexporter les marchandises invendues, sans avoir à payer ni droits d’importation ni droits de sortie. Lorsque le commerçant arrêtait et soldait son compte en douane, on ne devait chercher, sous aucun prétexte, à le retenir ni lui ni ses marchandises, ou à retarder son départ, à moins d’erreur évidente dans les règlements. Tout marchand était libre de faire acquitter ses comptes par un mandataire, il pouvait même partir sans avoir régler, s’il laissait un répondant connu qui lui pouvait lui servir de caution.

Nous avons constaté donc que le principe de base, pour la procédure du recouvrement de l’impôt douanier, à l’époque Almohade, admettait que les droits ne deviennent exigibles qu’après la vente réelle des marchandises ou bien au moment du départ du marchand dont les opérations s’étaient limitées à des achats. La seule exception à cette règle concernait le droit d’importation sur les espèces monnayées (5 %) qui était exigible à l’entrée même de ces produits du Maroc.

D’autre part il avait été admis dans toutes les douanes de l’Afrique du Nord que les marchands européens pouvaient payer les droits soit en numéraire, soit en marchandises. Lorsque le marchand préférait acquitter les droits et taxes en nature, le règlement se faisait ordinairement à l’entrée en douane des marchandises et sur les évaluations équitablement établies par les experts ou courtiers en douane. Quant à l’échéance du paiement effectif, il y a lieu de croire que chaque nation semble avoir eu des comportements différents. Les traités stipulent, d’une manière générale, que leurs nationaux ne seront tenus de payer les droits de douane qu’au moment de leur départ, et que ceux d’entre eux qui resteraient dans les territoires de l’Empire Marocain auraient la faculté de régler leurs comptes de douane définitifs au bout de trois ans. Les Pisans consentirent plus tard à réduire le délai à dix mois, à compter du moment de la vente des marchandises, et les Florentins en succédant à leurs privilégies, conservèrent cet usage. Les Génois se réservaient deux mois après la vente pour payer les droits. Les Vénitiens vendaient généralement leurs marchandises en laissant les droits de douane à la charge de l’acheteur. Il n’y a rien cependant de délais précis pour les règlements de leurs exportations. A ce sujet, les traités stipulent seulement qu’on ne devra pas leur faire attendre l’obtention du relevé de compte plus de huit jours, quand ils en auront adressé la demande à la douane.

Les sujets du Roi d’Aragon réglaient mensuellement. Il était précisé dans leurs traités qu’au commencement du mois on dresserait le compte de chaque marchand, en défalquant de ce qu’il devait payer les avances qu’il aurait pu avoir à la douane, et en lui donnant son bérat (Ibra) ou sa quittance.

Les douanes avaient à délivrer aux commerçants, selon la nature de la transaction , deux titres comptables distincts : la ”bérat” et le ”tenfids”.

La ”bérat” (instrumentum, carta) était la quittance des droits de douane. Muni de ce document, le négociant pouvait transporter en franchise les marchandises sur lesquelles il avait acquitté les droits dans toutes les autres villes du Royaume et quitter lui-même le territoire quand il lui convenait. Cette quittance lui permettait en outre de prétendre à l’exportation en franchise d’une quantité de marchandises égale en valeur à celle des marchandises importées et vendues . La ”bérat” est désignée dans les textes chrétiens par les mots “abbara, arbara”, “albara expédimenti” ou par le mot “appodixia expedimenti” c’est-à-dire le congé.

Le ”tenfids”, ou ”tanfitium”, était une attestation ou un reçu délivré par l’administration des douanes dans les dépôts ou foundoukds où l’on vendait et achetait les marchandises pour le compte du makhzen. Ce document certifiait l’avoir en marchandises ou la créance d’un marchand. Il servait ainsi à faire le règlement des comptes, et à établir la balance par droit et avoir.

Au moment du départ, le commerçant européen se présentait à la douane avec ses effets et marchandises. Une reconnaissance de ses effets est effectuée par la douane avant embarquement. Un contrôle de ses comptes est également effectué par les secrétaires de la douane en vue du paiement éventuel des droits dont il serait encore redevable.

Réexportation en franchise des marchandises non vendues :

La première obligation qui incombait aux commerçants fut donc le fait de s’acquitter des droits et taxes dont leurs marchandises sont passibles à l’importation ou à l’exportation. Toutefois, une disposition qui finit par passer en usage à l’égard de tous les commerçants étrangers, et qui fut très souvent formulée explicitement dans les traités, limitait la perception du droit aux marchandises effectivement vendues. Cette disposition autorisait implicitement la libre exportation de toute marchandise non vendue en exonération des droits et taxes. Le privilège de la franchise au cas de mévente, est considérée par les historiens comme une évolution logique du droit douanier dû essentiellement au désir des sultans Almohades d’accroître les échanges avec les nations chrétiennes. Vraisemblablement les douanes ne l’admettaient pas avant la deuxième moitié du XIIème siècle. Il datait pour les Pisans, à Tunis, de 1157 puisque Abou Abdallah écrivait cette année à l’Archevêque de Pise qu’à l’avenir, il ne serait perçu de droit d’importation (10 %) que sur les marchandises vendues par les sujets de la république dans ses Etats.
 
 
ORGANISATION DU COMMERCE EXTÉRIEUR


L’acte impérial qui fut délivré par Yacoub Al Mansour aux Pisans, le 15 novembre 1186, renouvelé en 1211, peut être considéré comme la source d’un début de réglementation du commerce extérieur au Maroc. Bien que notifié par une seule partie, il n’en est pas moins un traité synallagmatique. Il fut toujours désigné et considéré comme un acte bilatéral. Cette convention rappelle et prescrit toutes les mesures assurant la liberté des personnes, des biens et des transactions des Pisans dans les Etats Almohades, sous la seule obligation de l’acquit de dix pour cent sur les marchandises vendues à des marchands arabes. Il convient de noter, qu’à l’époque, le commerce entre chrétiens dans l’empire marocain n’était assujetti à aucun droit de douane. En plus de cette particularité du régime douanier, il y a lieu de noter une restriction introduite dans le nouveau traité au niveau de la procédure de mise en douane des marchandises qui fut limitée désormais à des bureaux de douane spécifiques. Ordinairement, les navires chrétiens pouvaient accoster uniquement dans les ports des villes du littoral où se trouvaient des bureaux de douane.

Dans une forme particulièrement impérative et rigoureuse, la nouvelle convention, limita absolument la faculté de commerce donnée aux Pisans à cinq villes de l’Empire Almohade à l’époque, à savoir, Oran, Bougie, Tunis, Ceuta et Alméria. Les ports des quatres premières villes étaient indistinctement ouverts à leurs importations et à leurs exportations. AAlméria, ils pouvaient seulement se ravitailler et réparer leurs navires. En aucun autre lieu, ils ne devaient aborder, si ce n’est pour chercher un abri momentané au milieu d’une tempête, et en ce cas il leur était défendu de vendre ou d’acheter quoi que ce soit, sous peine de confiscation des marchandises par la douane. Si Tripoli et El Mehdia appartenaient encore à cette époque aux Almohades, comme tout l’indique, il est difficile de ne pas voir quelques motifs politiques dans l’exclusion aussi formelle de commercer avec ces villes, où les Pisans avaient des magasins et des établissements considérables.

Dans ce contexte historique et pour mieux apprécier la nature de l’activité douanière liée au commerce extérieur marocain de l’époque Almohade, il serait utile de dresser le bilan des échanges entre les commerçants des deux rives de la Méditerranée. Les documents anciens spécifient rarement la nature même des marchandises que les navires chrétiens transportaient d’Europe en Afrique. Les traités ne donnent pas de détails sur le commerce. Ce sont les rapports consulaires qui doivent contenir des informations sur les produits. Les actes d’association et les contrats de nolis se bornent le plus souvent à des stipulations générales sur les conditions de l’apport de fonds ou de marchandises de chaque associé et le partage des bénéfices entre ces 104 associés. Mais à la lumière des stipulations des traités et des témoignages de certains auteurs sur les techniques anciennes du commerce international, tels que Balducci Pegolotti (1350) et Uzano (1442), on peut brosser un tableau assez précis des produits ayant animé cette intense activité économique euro méditerranéenne. Entre 1200 et 1206, la valeur des contrats de commande génois destinés à Ceuta atteignit 4.500 livres de marchandises. En 1248, les exportations vers Marseille auraient été au nombre de 22 opérations. Pour les produits importés, les actes notaires de Marseille indiquent particulièrement des épices orientales, du lin, le myrobolan, le camphre et de la soie oeuvrée.

En plus des marchandises, la monnaie était également l’objet d’un grand trafic. Les marseillais importaient à Sebta plusieurs espèces monnayées de valeur différentes160. L’importation des espèces monnayées était nécessaire pour animer le commerce en l’absence d’un système bancaire adéquat. On s’en servit pour effectuer des achats et pour acquitter des dettes entre marchands chrétiens. C’est pour ces raisons que le taux de droit de douane y appliquée n’était que de cinq pour cent.

A l’exportation, la cire, les cuirs et les basanes semblent avoir été très prisés par les marchands européens. Acela s’ajoutaient les laines, les chevaux, le corail et le sucre.

Pour avoir une idée concrète sur l’activité douanière au Maroc du XII et XIIIème siècle, il importe de passer en revue les principaux produits objets des échanges à l’importation et à l’exportation. Ce bilan nous permettra, en outre, de dégager les spécificités de dédouanement liées à certains produits.

Les exportations :

1) Le cuir

Le Maroc était un grand exportateur de peaux traitées ou non de bovins, d’ovins, de caprins et de camélidés. Le géographe Ibn Hawkal nous rapporte sans donner de chiffre précis qu’au Xè m e siècle, le nombre de chameaux élevés au Maroc était supérieur à ceux qui existaient en Arabie. Al Bikri précise que le prix des peaux des ovins au XIIème siècle était négocié en douane à 15 dinars les cent pièces. Le maroquin rouge vermeil était particulièrement recherché en Normandie et en Angleterre. Les négociants européens exportèrent d’abord le cuir tanné et coloré. Ce métier qui consiste à transformer les peaux brutes animales en cuir ouvrable, n’était pas encore connu ni maîtrisé en Europe. Ce n’est qu’au milieu du XIVème siècle qu’on avait commencé à préparer et à teindre le cuir à Paris.

2) Le sucre

Le Maroc avait connu dès le Xè m e siècle, de grandes exploitations de cannes à sucre. Selon le géographe Al Idrissi, le sucre récolté et fabriqué au Maroc méridional était connu de “l’univers entier”. Des documents commerciaux attestent l’exportation au XIIIème siècle d’importantes quantités de sucre marocain vers Venise et la Flandre.

3) L’huile d’olive

Depuis l’époque Romaine, le Maroc n’avait pas cessé d’exporter d’importantes quantités d’huile d’olive vers l’Europe, ce qui garantissait à l’Etat des recettes douanières régulières.

4) Les esclaves

Le commerce des esclaves fut très florissant au moyen âge européen. Ainsi, les esclaves étaient importés ou exportés telles des marchandises et furent à ce titre soumis au paiement des droits et taxes. A la fin du règne des Almohades, on peut relever d’après des documents commerciaux du port de Marseille, qu’en 1236 une esclave prénommée Aïcha en provenance du Maroc fut négociée au prix de 8 livres et 12 deniers.

Les traités conclus dès le XIIème siècle prohibèrent néanmoins, et de la manière la plus formelle, la mise en vente des captifs. Du moment où leur nationalité était reconnue, et quelle que fût la cause qui les avait privés de leur liberté, ils devaient être libérés ou rachetés par les souverains de l’une des parties.

5) Les céréales

Constituées essentiellement du blé et du maïs, les exportations céréalières marocaines assuraient au Bit Al Mal des recettes stables à l’instar de celles générées par l’exportation des olives. Toutefois, d’après certaines conventions, les Almohades accordaient à Gênes et à Venise l’exonération des droits d’exportation en cas de sécheresse dans ces pays. L’exonération fut également prévue lorsque le prix moyen du blé ne dépassait pas 20 à 23 francs l’hectolitre161.

En sus de ces produits traditionnels, le Maroc exportait une grande diversité d’autres marchandises, telles le sel, la cire, les produits de teinture, les chevaux, les poissons salés, les produits textiles, les tapis, etc…

LES IMPORTATIONS :

1) Verres et verroteries

Bien que non repris nommément dans les traités, les verroteries et les verres de Venise ont animé un intense trafic entre le Maroc et l’Italie. Ces articles étaient sans doute compris sous la désignation générale de marchandises diverses, et rangés vraisemblablement dans la catégorie des bijoux, soie, jocalia, sur laquelle on prélevait seulement le demi droit de cinq pour cent ad-valorem.

2) Les navires

Pour encourager l’activité du commerce extérieur, le makhzen exemptait les navires et les barques des droits et taxes douaniers. Cependant, un droit de 10 % ad valorem était prélevé lorsque l’importation avait lieu d’un pays qui n’avait pas de traité signé avec le Sultan. L’église qui pour des raisons stratégiques prohibait expressément et d’une manière permanente ce commerce avec les Arabes de Syrie et d’Egypte, ne l’avait interdit en général avec le Maghreb, qu’à de très rares périodes.

3) Epiceries

Il s’agissait essentiellement du poivre, noix de muscades, henné, girofle, rhubarbe, gingembre et de la cannelle. Ces produits provenaient au Maroc par trois axes commerciaux :

- par les navires européens venant des ports où se trouvaient les entrepôts d’épicerie d’Inde ;

- par les navires en provenance d’Egypte ;

- par les caravanes, qui chaque année se rendaient en Egypte et revenaient en traversant les royaumes du Maghreb.

4) Tissus, draps et matières textiles

Les traités et les documents commerciaux signalent une grande variété de produits importés d’Europe (cotonnades, toiles de Bourgone, toiles dites de ”foundouk des douanes”, draps d’Arras ou de Perpignan, draps rouge de Languedoc, draps d’or et de brocarts).

5) Métaux

Il s’agissait particulièrement du Cuivre, importé en grande quantité pendant le XIIème siècle au Maroc, d’où il était introduit en Afrique Noire.Venise défendait à ses galères l’exportation directe du cuivre, de l’étain et tous objets fabriqués avec ces métaux, de l’Angleterre et de la Flandre au Maghreb. Cette prohibition relative avait pour but de soumettre les exportations de l’espèce au paiement des droits de douane à Venise.

6) Métaux précieux et monnaies

Indépendamment des espèces monnayées, il existait une importante activité d’importation d’or et d’argent en lingots, en lames et en fils, soit pour les travaux de bijouterie, soit pour les fabriques de monnaies. Quand le métal était acheté pour le compte du makhzen, la législation douanière accordait une remise de moitié du droit ordinaire sur ces objets, et parfois la franchise totale des droits et taxes.

7) Laque vernis et mastic

Dès le XIIè m e siècle, une grande importation de ces produits était enregistre. Le mastic est cité comme article d’importation dans les documents de Pise et de Gênes. Dans sa description du commerce avec le Maghreb à cette époque Pegolotti relate les qualités requises dans les différents laques.

8) Le vin

L’importation de vins de France, d’Espagne et de Grèce était tolérée dès le XIIème siècle. On trouve souvent dans les foundouks chrétiens des boutiques appropriées à la vente en gros de vin. Un magasin ou entrepôt général appelé le foundouk du vin, dans lequel la vente avait lieu, après autorisation de la douane, et sous la surveillance de ses agents ainsi que des marchands auxquels on en affermait le droit. Les notaires instrumentaient quelques fois dans ces entrepôts que les chartes désignent sous le nom de domus gabelle vini.

La ferme était mise aux enchères et paraît avoir été source de revenus assez considérables. Par la suite d’arrangements particuliers concernant soit le règlement d’indemnités dus pour dommages commerciaux, soit la solde des milices auxiliaires, le makhzen déléguait quelques fois et temporairement aux rois chrétiens tout ou partie des revenus de la douane sur l’importation des vins.

Dès cette époque, nous rappelle le Comte De Mas Latries, l’usage et le débit du vin étaient choses communes, qu’on avait coutume de donner en certaines circonstances aux portefaix et autres auxiliaires du commerce, en sus de leur salaire, une gratification supplémentaire appelée le vin, expression et rémunération répondant au bakchich des orientaux, à la mancia des italiens et au pourboire des français.

La plus grande partie des vins importés était sans doute destinée aux chrétiens habitant le pays, aux marchands et aux agents ou employés des foundouks et des consulats, aux troupes des milices chrétiennes au service du makhzen, et peut être aux prisonniers chrétiens. Les Almoravides ont été accusés par les Almohades d’avoir toléré parmi eux l’usage du vin, mais les statuts de la ville de Marseille de l’an 1228 indiquaient clairement qu’il y avait des magasins dans lesquels il était permis de vendre du vin aux arabes même à l’époque des Almoravides.

A travers cette intense activité, il s’avère que dès le début du XIIème siècle, l’administration douanière marocaine exerçait pleinement ses activités traditionnelles à savoir :

- la police du rayon maritime ;

- le prélèvement des droits et taxes sur les importations et les exportations des marchandises ;

- le contrôle du commerce extérieur marocain.

Pour ce faire, la douane avait adopté des structures opérationnelles et des méthodes de gestion qui furent considérées comme des systèmes d’avant garde en matière d’organisation économico-administrative de l’époque.

Plusieurs chercheurs avaient souligné ce rôle pionnier de l’administration douanière marocaine. Dans une analyse de l’histoire économique et sociale du Maroc sous les Almohades, Mohamed Chrif162 conclut que la douane fut la principale institution de régulation des relations commerciales entre l’Europe et le Maroc. Elle était, constate le chercheur, l’intermédiaire entre les commerçants chrétiens et marocains d’une part et le makhzen local d’autre part. Ainsi, elle représentait le maillon principal de la chaîne des institutions financières de l’Etat marocain et contrôlait de près et avec une grande précision le trafic commercial international de l’époque.

La législation douanière marocaine était, en fait, d’un esprit libéral qui ne laisse pas indifférent et qui supportait avantageusement la comparaison avec les principes les plus modernes du droit économique. La douane, n’intervenait pas uniquement, de droit comme de fait, dans le cadre classique des flux commerciaux, mais jouait un rôle prépondérant et même déterminant dans l’intégralité de l’environnement de la transaction commerciale internationale. Cette activité, faut-il le rappeler, avait, à cette époque, plus ou moins une connotation religieuse, puisqu’elle mettait presque toujours en présence des chrétiens d’une part et des musulmans d’autre part. Ainsi, la douane avaitelle d’abord la charge d’intervenir pour assurer la liberté des transactions et la sécurité des personnes qui en étaient les auteurs, notamment lorsqu’ils sont de confession non musulmane.

Sécurité et protection étaient assurées à tout marchand ou sujet chrétien de la nation avec laquelle le Sultan avait conclu un traité ou à laquelle il avait accordé un privilège. Ils étaient ainsi placés, eux et leurs biens, sous cette haute main royale qu’exprimait, à l’époque, le mot ”sauvegarde” chez les rois catholiques, et le mot ”aman”163 chez les rois musulmans. Ne doit on pas s’interroger a ce propos si ce n’est pas à ce niveau qu’il faut chercher l’origine du système des oumana en douane ? L’amine en douane était en fait le représentent du Sultan qui offre l’aman aux commerçants étrangers.

La douane, dans le cas de dommage occasionné d’une façon quelconque, devait poursuivre le délinquant jusqu’à la réparation du tort éprouvé par le sujet chrétien. Leurs intérêts étaient placés à cet égard, comme en général pour toutes les affaires de commerce avec les Marocains musulmans, sous la protection spéciale du directeur de la douane. Les Pisans firent en outre insérer dans leurs traités diverses dispositions pour être autorisés à déférer la cause, quelle que fût leur position de demandeurs ou de défendeurs vis-à-vis d’autres chrétiens, aux cadis marocains. Quand l’affaire était de grande importance, c’était le directeur de la douane, ou bien le gouverneur du pays (ouali) ou le commandant de la forteresse164 qui avait autorité pour statuer sur le litige.

 
CONSOLIDATION DES SOURCES INTERNATIONALESDU DROIT DOUANIER

L’EPOQUE MÉRINIDE


Dynastie berbère, issue de l’important groupe des berbères zénatas, la dynastie Mérinide régna sur le Maroc du XIIIème au XVème siècle. Elle fut fondée par le chef Abou Yahya, qui s’empara de Fès en 1248. Au cours des dix années suivantes, il se rendit maître de tout le Maroc, à l’exception de Marrakech. Cette dernière ville fut prise en 1269 par le frère et successeur d’Abou Yahya, Abou Yousouf (1258/86). Après avoir vaincu les Almohades, les Mérinides tentèrent de rétablir à leur profit l’ancien Empire Almohade, à la fois en Espagne et dans le Maghreb. Leurs tentatives espagnoles permirent du moins au royaume de Grenade de résister aux chrétiens jusqu’à la fin du XVème siècle. En Afrique du Nord, les Mérinides sous le plus grand souverain de la dynastie, Abou El Hassan (1331/51), s’emparèrent de Tlemcen (1337), puis de Tunis (1347). Le fils et successeur d’Abou El Hassan, Abou Inan (1351/58), d’abord révolté contre son père, fit de nouveau, en 1357, la conquête de tout le Maghreb, qu’il dut également abandonner peu de temps après. La dynastie entra depuis, dans une longue décadence. Les Mérinides furent de grands bâtisseurs, ils fondèrent la nouvelle ville de Fès, où ils établirent leur capitale délaissant Marrakech, l’ancienne capitale Almohade.

Al’instar des Almoravides et des Almohades, les Mérinides ont accordé une grande importance au contrôle du commerce extérieur. De ce fait, l’organisation financière et douanière instaurée sous le règne des Almohades a été consolidée. Dans son analyse des conventions commerciales marocaines de l’époque Mérinide, Nachat165 constate que la douane devint une véritable institution makhzenienne à l’époque mérinide. En effet, les Sultans Mérinides ont développé le processus d’ouverture du Maroc, sur le monde non musulman, initié timidement par les Almoravides et renforcé par les Almohades.

En développant les structures politico-administratives de l’Etat, le makhzen Mérinide accordait une grande importance à l’organisation économique et financière. Cet intérêt particulier s’était illustré par le rang de ”Sahib Al Achaghal” dans la hiérarchie administrative. Ce personnage qui supervisait l’administration spécifiquement financière était considéré comme le quatrième personnage hiérarchique de l’Etat après le Souverain, le Vizir (le ministre) et le Cadi Al Codât (le grand juge). Il coiffait un corps de fonctionnaires chargés de la perception, de la comptabilité et de la répartition des rentrées fiscales.

Dès son avènement, l’autorité Mérinide avait manifesté une attention spéciale et un intérêt particulier au commerce extérieur avec les nations chrétiennes de la Méditerranée. Cette nouvelle orientation s’explique en fait par des facteurs politico-économiques. Après les Almohades, le Maroc n’était plus un empire qui couvrit tous les territoires de l’occident musulman y compris le Soudan. Le makhzen ne pouvait désormais compter sur les fructueuses transactions commerciales subsahariennes pour alimenter ses caisses. Cette nouvelle réalité imposait au Maroc une ouverture vers l’occident non musulman.

Les Mérinides essayèrent d’établir des relations commerciales et diplomatiques régulières avec les Européens riverains de la Méditerranée. Dans ce contexte, des conventions furent ainsi signées avec Gênes qui, avec Majorque, fit preuve d’un grand dynamisme commercial en fréquentant de manière assidue les ports marocains. Seules les armes (et occasionnellement les céréales) étaient interdites à l’exportation. Les principaux ports de commerce international où étaient organisés des services douaniers furent Asila, Tanger et Sebta. Les chorafas « sebtiyine166 » jouissaient d’un crédit considérable et d’une attention particulière à la cour. Sebta était réputée pour la pêche des coraux. Des bateaux de divers pays, dont l’Egypte, chargés de marchandises y affluaient. Sept foundouks y étaient spécialement réservés aux commerçants chrétiens sous contrôle douanier du makhzen Mérinide. Lorsqu’en 1415 la flotte portugaise s’empara de la ville, Salé prit la relève et les Génois y affluèrent en grand nombre.

Les exportations vers les pays européens comprenaient du bétail, des peaux tannées, de la laine, de la cire, du miel, du sucre et parfois des céréales. Ainsi, pas moins de dix conventions commerciales incluant de nouvelles dispositions douanières ont été signées par les différents souverains Mérinides. Deux conventions seulement ont été citées par les sources arabes.

Il s’agit de celle signalée par Ibn Khaldoun signée en 1285 entre Abou Youssouf Yacoub et Sancho Roi de Castille. La deuxième citée par Ibn Alhak Noumili167 fut signée au temps du souverain Abou Inan et prévoyait notamment les taxes douanières que les commerçants génois devaient acquitter dans les ports marocains.

Voici d’ailleurs la liste des conventions commerciales que les Mérinides avaient conclues durant leur règne168.

 


A la lecture du tableau ci-dessus, on peut constater ce qui suit :

- les Mérinides avaient conclu durant plus de huit décennies de règne pas moins de dix conventions commerciales internationales : soit une moyenne d’une convention tous les neuf ans. Ce rythme peut être considéré comme très performant compte tenu des moyens logistiques de l’époque. Il révèle l’existence d’une stratégie économique cohérente du pouvoir mérinde ;

- les conventions avaient été conclues exclusivement avec les nations commerçantes du monde méditerranéen non musulman ;

- la moitié des accords avaient été conclus avec la république de l’Aragon qui avait grand besoin des céréales du Maroc ;

- le net recul du commerce avec Marseille qui s’était traduit par la disparition du comptoir marseillais sous douane au port de Sebta instauré du temps des Almohades.

Au niveau du rôle que jouait le Makhzen Mérinide dans cette intense activité commerciale avec le monde de la Méditerranée, il convient de noter les situations de monopole qu’a créé l’Etat pour les échanges de certaines marchandises, telles que le blé ou les peaux. Pour gérer ces situations de monopoles, il était évident que les structures douanières étaient de plus en plus mise en oeuvre notamment dans les ports.

Ainsi, l’organisation des douanes dans les ports initiée sous le règne des Almohades s’est non seulement bien consolidée, mais a évolué en fonction de missions de plus en plus croissantes confiées à l’administration douanière. La douane du temps des Mérinides, jouait désormais, à côté de ses missions traditionnelles économique et fiscale, un véritable rôle d’acteur animateur du commerce international.

Avec le déclin du commerce caravanier et la multiplication des transactions commerciales avec l’Europe basées sur des conventions bilatérales, les interventions des douanes du makhzen sont devenues plus fréquentes et de plus en plus variées. Le besoin du contrôle de l’activité commerciale à l’exportation qui relevait en grande partie du monopole de l’Etat a vraisemblablement conduit le makhzen Mérinide à développer et à renforcer les structures douanières notamment dans les ports. C’est à ce niveau qu’il y aurait lieu de situer le développement du système original des oumanas des douanes au Maroc.

En effet, à partir de la signature du traité de commerce en 1273 avec la couronne d’Aragon169 les relations commerciales commencèrent à devenir régulières avec les pays européens. Depuis, le Maroc fut mêlé d’une façon active à la vie des grandes nations maritimes européennes. Ces relations furent régulièrement entretenues par des relations diplomatiques étroites et soutenues par les sultans Mérinides. Les archives arabes des bibliothèques européennes contiennent de nombreuses correspondances à ce sujet dont l’étude pourrait apporter de nouvelles appréciations sur les activités du commerce extérieur entre les deux pays. Nous pouvons évoquer, à titre d’exemple, une lettre du Sultan Youssef Ibn Yacoub Al Mansour adressée le 23 mars 1304 au Roi d’Aragon.

D’autre part, il convient de signaler que les sultans accordèrent aux marchands chrétiens le droit de propriété, dans les villes de la côte. Ils y possédaient des maisons, des entrepôts, de vastes foundouks où ils pouvaient accumuler, sous douane, tous les produits qui leur étaient destinées sans qu’ils eussent à  craindre le pillage.

Parallèlement, le makhzen devait procéder au recouvrement des droits et taxes dus sur l’échange de ces marchandises. A noter qu’à l’époque, les droits et taxes n’étaient dus qu’après concrétisation de la transaction commerciale qui s’effectuait évidemment sous douane. A l’importation, le contrôle douanier visait non seulement le contrôle des prohibitions et la perception des droits et taxes, mais concernait également la réalisation de la transaction commerciale d’achat et de vente. A l’exportation, ce double rôle de la structure douanière se trouve renforcé du fait que c’est souvent le makhzen qui est vendeur de la marchandise (blé - peaux).

Estimant que les riches négociants du littoral auraient, d’une part, plus d’expérience dans les affaires commerciales et que d’autre part, leur fortune constituerait un gage sûr de leur gestion, les sultans du Maroc ont, très probablement depuis les Mérinides, pensé à confier la gestion des importations et des exportations, ainsi que la perception des droits et taxes liés à ces activités à cette catégorie de la population. Ce choix confirme le constat de nombreux historiens sur la politique commerciale sélective au Maroc inauguré par les Mérinides. En effet, les chercheurs notent qu’à l’époque des Mérinides, les structures des échanges étaient basées sur l’importation de produits de luxe. A l’exception des épices, les importations marocaines étaient exclusivement destinées à une couche sociale restreinte qu’Ibn Khaldoun qualifiait de ”souk adaoula” (marché de l’Etat).

Le rôle fiscal de la douane, selon Pegolotti, s’est considérablement accru sous le règne des Mérinides. Ce négociant italien nous livre en effet un rare et précieux témoignage sur la fiscalité douanière de l’époque appliqué dans les principaux ports du Maroc.

A Safi, en plus de l’Achour (taxe douanière de dix pour cent ad-valorem ) , les marchandises importées étaient soumises à la perception d’une taxe équi - valente au seizième de la valeur appelée manghouna (6,25 %). A Anfa, la douane percevait neuf dirhams or pour l’exportation de cents peaux de bovins brutes, un quart de dirham or pour l’exportation d’un quintal d’amande. Quatre dirhams or pour l’exportation d’une unité de mesure (kahiz) d’orge, 2 dirhams or pour l’exportation d’une unité de mesure (kahiz) de blé. A Salé, il était perçu un demi dirham or à l’exportation d’un quintal de ”nila170.

Pegalloti rapporte également qu’à Larache, des commerçants ont été sévèrement punis par le service des douanes pour n’avoir pas payé la ”manghouna” .

L’intérêt particulier que le makhzen Mérinide accordait au commerce extérieur et aux recettes douanières qu’il engendre s’est également illustré par la célèbre mission d’information qu’a effectué Ibn Battouta à l’initiative du Sultan Mérinide Abou Inane. Par l’organisation de cette mission, le makhzen visait, entre autres, quatre principaux objectifs économiques :

- fournir au makhzen des informations précises sur les chemins reliant le Maroc au Soudan ;

- préciser le niveau des échanges ;

- identifier les marchandises disponibles ;

- décrire les procédures de transaction et de passage aux frontières.

Concernant ce dernier point, Ibn Battouta nous a confirmé l’existence d’un contrôle douanier de l’Etat Mérinide sur les opérations du commerce caravanier. Ce contrôle, écrit-il, était exercé par un organisme du makhzen qu’il a qualifié de (al moulatamine assanhajiine). Ibn Battouta décrit avec beaucoup de détail une opération de contrôle douanier d’une caravane qu’il accompagnait.

Lorsque nous sommes arrivés, tous les commerçants ont déposé leurs marchandises dans une place, surveillée par des gardes noires. Nous nous sommes dirigés alors vers ”Al faraba” (il s’agit probablement du chef du service de contrôle) qui était assis sur un tapis en (sakif) entouré de ses collaborateurs et ses gardes armés. Les commerçants se présentaient à lui par l’intermédiaire d’un interprète à tour de rôle ……………….”171.

L’EPOQUE WATTASSIDES

1471 - 1553

L’unité douanière sous le règne wattasside avait connu une grande déchirure. Cette nouvelle situation peut s’expliquer, selon les analyses de plusieurs historiens, par le fait que les souverains wattassides n’avaient pas réussi à établir l’unité politique nécessaire à la stabilité du pays. Ainsi, plusieurs zones échappaient à leur contrôle. Sebta, Mellilia, Tanger, Asila, ksar Al Kebir, Azemmour, Mazagan (El Jadida), Safi, Anfa, Agouz, Agadir et Massa étaient occupées par les espagnols ou les portugais.

En l’absence de documents de références couvrant cette période, on ne peut que se demander si les douanes de ces ports n’étaient- elles pas régies par les autorités d’occupation ? De plus, le port de Tétouan fut pendant un laps de temps sous l’autorité d’Al Mandari.

Cependant, les historiens soulignent le fait que, malgré les difficultés que les wattassides avaient à établir leur autorité sur l’empire marocain, ils eurent toutefois le mérite de représenter la seule autorité d’un pays musulman non soumise à une puissance étrangère. Cette relative indépendance avait permis le maintien d’une activité douanière liée au commerce extérieur.

En 1538, un accord de bon voisinage et de commerce fut conclu entre le Sultan Ahmed El Wattassi et le Roi du Portugal Jean III172. Suite à cette convention, un émissaire portugais nommé Bastias du Vergas a été dépêché auprès du Sultan du Maroc. La mission du représentant portugais, qui parlait et écrivait couramment l’arabe était d’ordre économique. Bastias avait en effet négocié d’importantes quantités de céréales qui devaient être exportées par les ports de Mehdia et Larache173.

Par ailleurs, l’année 1551 avait enregistré un regain de l’activité commerciale avec la Grande Bretagne après la visite d’un groupe de commerçants anglais au port de Safi. Parmi les marchandises importées, on pouvait remarquer les tissus de soie et les fameuses ”Mlifa174”, les fusils, les munitions et les ébauches pour armes blanches.

Au niveau de l’exportation, il y a lieu de signaler qu’avant les saâdiens, les premières exportations du sucre marocain s’étaient réalisées sous le règne wattasside. Les burnous noirs en laines du Tadla étaient également présentés à l’exportation par des commerçants italiens et espagnols.

En 1533, Edmond Demelon, négociant français175 obtint de la Cour sultanienne l’autorisation d’exportation de bovins du Maroc. Il exporta en la même année en franchise des droits de douane vers la France, un cadeau du Sultan à François Premier consistant en douze chevaux, un lion, un loup, trois autruches et quatre lièvres176.

L’activité commerciale caravanière avec le Soudan et l’Egypte s’était maintenue durant le règne wattasside. Sijilmassa aurait été le centre du contrôle douanier de ces échanges. Taroudant, dans le sud-ouest constituait la base de contrôle des échanges avec le Sénégal. En dépit des incursions étrangères dans les principaux ports du Maroc, l’activité commerciale avec l’Europe s’était bien maintenue. Le port de Salé aurait été le bureau douanier le plus actif où étaient contrôlées les opérations d’importation et d’exportation.

Fès fut durant cette période une vraie capitale économique du Royaume grâce à l’intense activité d’un groupe de commerçants génois qui procuraient au makhzen l’essentiel de ses recettes douanières. A ce titre, ils bénéficiaient d’une protection particulière dans la capitale spirituelle du Royaume. Sur ordre du Sultan, la dépouille mortelle du riche négociant génois Thomas De Marino, décédé à Fès, avait été transférée à Gênes177.

Cependant, malgré cette activité économique, le makhzen était souvent confronté à de grandes crises financières. Les recettes douanières, étaient dès lors à l’instar des autres ”moukous” concédées selon le procédé de fermage. En 1548, le Sultan Abou Al Abbass Ahmed avait concédé la totalité des ”moukous” à un ”doumi” converti à l’Islam dénommé ”Al Manjour Al Isslami”178.

LES INNOVATIONS DES SAÂDIENS

Sous le règne des Saâdiens, le Maroc a connu une période des plus prospères de son histoire. Cette prospérité s’est traduite en fait par une grande activité économique qui s’est étendue pour la première fois à toutes les provinces du Maroc. Le prodigieux essor économique enregistré sous le règne des saâdiens est dû, d’après certains historiens179, à quatre principaux facteurs qui sont :

1) le développement du monde rural ;

2) l’extension de la sphère géographique de l’activité économique ;

3) le développement de l’activité commerciale tant à l’intérieur qu’avec le monde extérieur ;

4) l’organisation de l’administration fiscale dont l’institution douanière faisait partie.

Avec l’apparition d’industries nouvelles, le domaine de l’activité économique s’est élargi. Ainsi, l’Etat a monopolisé l’industrie du sucre en instaurant plus d’une dizaine d’unités de production à Chichaoua, Essaouira et dans le Souss. De même, le makhzen donna une grande importance à l’exploitation des minerais et des matières premières.

Compte-tenu des bonnes relations diplomatiques avec l’étranger, le commerce extérieur enregistra un développement sans précédent. Cet essor économique s’est traduit par un renforcement de l’organisation administrative et financière au Maroc. Il s’explique, en outre, par le fait que sous la dynastie Saâdienne, le Maroc attira l’attention des puissances d’Orient et d’Occident, du fait que l’armée marocaine put se préparer en quelques jours et battre l’armée du Portugal, (le plus grand empire du monde à l’époque), tuer son Roi, Don Sébastien, et faire prisonnier des milliers de combattants de plusieurs nationalités.

C’est le Sultan Saâdien Al Mansour, qui sous l’effet de cette éclatante victoire militaire, va inaugurer une nouvelle politique économique basée sur l’octroi d’avantages fiscaux et de concessions aux commerçants étrangers. Des relations commerciales très étroites vont lier le Maroc à l’Angleterre et vont aboutir à un véritable monopole du commerce extérieur avec la création en 1583 de la ”Barbary company”. Les ports les plus actifs furent Safi, Agadir, Larache et Tétouan. Les échanges portaient à l’importation sur les armes à feu et les munitions pour le makhzen, les étoffes, le bois et les tarbouchs (chapeaux marocains). L’activité de l’exportation concernait essentiellement le sucre, le sel, les tapis, les céréales, les amandes, les dattes, la cire.

Compte-tenu de l’importance, pour le budget de l’Etat, des recettes que généraient ces multiples activités, les Saâdiens ont marqué un intérêt particulier à l’organisation des structures financières de l’Etat et spécialement les structures douanières.

C’est probablement à l’époque des Saâdiens que remonte l’utilisation précise du mot “Diwana” pour désigner les droits et taxes perçus sur les transactions commerciales à l’importation et ou à l’exportation180. Les droits à l’importation ont enregistré une grande augmentation atteignant le taux de trente pour cent sur la valeur. A l’exportation, le taux modéré de dix pour cent était appliqué et considéré comme une mesure attractive pour les commerçants étrangers.

Ce souci d’organisation s’illustre également à travers l’utilisation de registres spécifiques par les agents des douanes. Dans ces nouveaux livres comptables étaient consignées, non seulement, les perceptions des droits et taxes, mais également toutes les informations sur les mouvements des marchandises et des navires.

Les responsables des douanes dépendaient d’une autorité financière que le Sultan Al Mansour avait instauré. Il s’agit de ”Sahib khazain addar”181 qui avait rang de pseudo-ministre et qui coiffait tous les services de recouvrement des impôts du Sultan. L’institution douanière a été rattachée à une entité administrative financière du makhzen. A ce titre une maison de la douane a été intégré dans l’enceinte du Palais Royal à Marrakech182.

La nomination du responsable des douanes dans chaque port se faisait par le Sultan. Le chef du service des douanes était choisi parmi les hommes de confiance du Sultan. Il était sous la tutelle de ”Sahib khazain addar” qu’on peut considérer comme l’équivalent d’un Ministre des Finances de notre temps. On peut également attribuer à l’époque des Saâdiens l’institution du système de contrôle de la gestion des affaires douanières. Cette mission relevait également du ressort du “Sahib khazain addar”.

Cet effort de restructuration et de contrôle de l’administration financière en général et douanière en particulier, est devenu une priorité du makhzen Saâdien, compte tenu de l’intense activité commerciale enregistrée sur les côtes marocaines du fait des rivalités que s’y livraient les nations européennes. Par ailleurs, l’occupation de certains ports marocains par les Portugais et les Espagnols privait le makhzen d’une grande partie de ses ressources douanières .

Pis encore, ces occupations ont donné naissance à une grande activité de contrebande qui amenuisait davantage les ressources financières de l’Etat.

 


Dans sa description du Maroc sous le règne de Ahmed Al Mansour, De Castries nous décrit avec une rare précision les premiers actes de contrebande auxquels les douanes marocaines durent faire face. D’après un manuscrit de la bibliothèque nationale à Paris, un informateur rapporte que ”le 13 décembre 1553 pendant qu’il se dirigeait à bord d’un navire à Ras Al ghir183 en vue d’entrer à Taroudant pour y libérer son frère prisonnier au Maroc, il constata qu’au large de Safi, deux individus ont rejoint le rivage à bord d’un canot et y débarquer 2 ballots de tissus et une valise en cuir184.

Le soldat Gasper Gonçalvez en service à Ymazighen (El Jadida) depuis 1550 écrit dans ses mémoires que, le 9 avril 1554, il fut prisonnier par les musulmans qui le conduisirent au port de Safi. Dans ce port, rapporte-t-il, les chrétiens troquaient des armes et plusieurs sortes de marchandises prohibées contre le sucre qui était exporté ensuite vers l’Europe.

Une relation anglaise de 1578 décrivant les Juifs du Maroc dit que “ils y sont nombreux et ont accaparé le trafic par fermage, c’est à dire qu’ils prennent ”à ferme” ou ”à rente” les droits d’entrée ou de sortie du port”. Thomas le Gendre dans sa relation anglaise de 1665185 confirme que “les juifs s’entremettent fort dans le commerce et dans les fermes, prenant ordinairement à ferme ou à rente les droits du roy des entrées et de sorties, à cause de quoy on appelle ceux - les rentiers ; et ainsi, il faut en effet, souvent passer par leurs mains. Pour le commerce, ils étaient en relation avec les juifs de La Haye, tels que les frères Joseph et Isaac, comme eux, expulsés d’Espagne, et devenus si importants, qu’ils pouvaient demander aux Etats Généraux l’exemption des droits de douane pour les marchandises exportées au Maroc, et pour importer des munitions, poudres, armes pour le Sultan”.

Le quasi-monopole des juifs sur le commerce extérieur du pays leur attirait l’animosité des autres négociants européens et marocains. Les échanges portaient sur une grande gamme de variétés de marchandises telles que le cuivre rouge, l’or brut ou en pièces de monnaie, l’ambre, la cire, les chevaux, le bétail, les peaux. Mais, la principale richesse du Maroc du XVIème siècle a été constituée, sans doute, par les abondantes exploitations de canne à sucre qui permirent de faire de cette activité la principale industrie du pays.

Paul Berthier186 dans son étude sur les anciennes sucreries du Maroc, note que, grâce à l’introduction de nouvelles technologies, plusieurs exploitations sucrières furent développées à Oued El Qssab dans la région d’Essaouira, à Tensift, dans les plaines du Sous ainsi qu’au Nord dans la région Tanger-Tétouan. Les vestiges de plus d’une dizaine de manufactures de sucre ont été découvertes à Essaouira, Sidi Chiker, Chichaoua, Oulad Taïma.

D’après certaines sources, la moyenne des exportations du sucre vers l’Angleterre était de 2.000 caisses par an. Avant son occupation par les Espagnols et les Portugais, le port d’Al Mahrouka (Mehdia) connut une intense activité commerciale liée principalement à l’exportation du bétail. Belyounech, Tétouan, Sebta, Safi et notamment Agadir, Taroudant et Fès ont été des places très actives pour les exportations marocaines.

Dans son étude sur la dynastie Saâdienne, Rousseau estimait les exportations du Maroc vers l’Europe à 80.000 ducats par an187. La capitale politique Marrakech connut dès lors son plus grand essor économique. Ainsi, les Saâdiens y ont édifié le plus grand bâtiment des douanes de l’empire. Il s’agit d’un grand édifice composé d’une administration centrale à la casbah et d’un grand Foundouk, situé à l’emplacement actuel de la place Jamaâ Lafna, et dont il ne reste plus aujourd’hui malheureusement aucune trace.

La vraie douane se trouvait à l’intérieur de la Casbah. C’était le bureau de change et aussi l’entrepôt où devaient être déposées toutes les marchandises importées ou exportées par les européens, afin de les soumettre à la visite et au droit de douane. En principe dix pour cent à la sortie, mais à l’entrée, quelque fois trente pour cent, dira un mémoire portugais188 La grande Douane du Foundouk de Jamaâ Lafna fut construite en 1547 par le Sultan Saâdien Mohamed El Mehdi Cheikh1 8 9. Les travaux auraient été dirigés par Sidi Moussa1 9 0. L’hôtel des douanes était constituée de 23 magasins au rez-de chaussée de 23 chambres en étage, et entourée d’un grand mur de clôture avec une seule porte surveillée en permanence par des agents des douanes musulmans.

A l’entrée de l’édifice, un hall de vérification et de perception des droits et taxes était aménagé pour l’accomplissement des formalités de dédouanement sous le contrôle des agents des douanes du makhzen. Jean Maquet signale la présence des “Talib” (oumana des douanes) dans l’enceinte douanière de Jamaâ Lafna. De même, il y existait une institution bancaire pour garantir les transactions et le change. Al’intérieur, les magasins et les chambres étaient attribués aux négociants juifs et européens pour habitation et stockage des marchandises. Vers 1624, un dénommé Amatric, d’origine provençale, parait avoir tenu à l’intérieur de la douane une sorte d’hôtel où descendaient les voyageurs européens de passage. Cette douane fonctionnait jusqu’à la décadence de l’empire Saâdien. Elle fut transférée au port de Safi en 1653. L’édifice servait depuis comme résidence pour les commerçant s européens qui y aménagèrent une église où ils exerçaient leur culte. Avec le départ des européens, le bâtiment des douanes est tombé en ruines. Sur une partie de son grand espace naquit la célèbre place Jamaâ Lafna.

 


Les marchandises dédouanées transitaient par les ports du sud comme Safi, Agadir et même par les villes de Taroudant et Fès qui connurent à cette époque un trafic commercial fluvial très actif. Ainsi, le port d’Agadir avait enregistré sous les Saâdiens, ses plus grandes rentrées douanières, compte tenu des avantages fiscaux accordés à l’exportation.

Les taxes douanières variaient aussi selon les ports. A Safi, la taxe usuelle à l’importation était de dix pour cent ad-valorem sur les marchandises vendues à quai (sur terre). A Massa, en plus de la taxe de dix pour cent, une taxe additionnelle de sept pour cent était due par l’importateur, lorsque la transaction de vente est réalisée à bord du navire.

En 1589, il a été dédouané 3000 coupons de tissus pour un montant de 18.000 oukia. Ce qui permet de dégager une valeur unitaire de 60 oukia pour chaque coupon. En 1570, 1587 et 1588, les commerçants de Rouen ont conclu une série de protocoles avec le makhzen Saâdien pour l’exportation à partir du port d’Agadir du sucre à bord du navire Saint Simon. Les recettes douanières du port d’Agadir furent durant cette période les plus élevées de tous les ports du Maroc.

Bien que situé à l’intérieur du pays, la ville de Taroudant a joué un rôle douanier d’avant garde compte tenu de l’existence d’un port fluvial aménagé spécialement pour y effectuer des opérations commerciales dites secrètes. En effet malgré les prohibitions annoncés par l’église catholique, le Maroc continua de pratiquer un traditionnel courant de commerce avec les pays européens.

Thomas le Gendre, dans une relation du Maroc recueillie en 1631 décrivait les difficultés du Sultan à recouvrer les impôts dont les droits de douane. Il précisait :

“…………..et, si ce Roy n’y allait plus fort, il n’aurait aucun tribut qui consiste en blé, orge ou froment, chevaux, moutons, vaches, chameaux et volailles, car pour de l’argent, il n’en tire point, sinon des susdictes places où il a des douanes et impôts sur les marchandises, les juifs faisant tout ce négoce. Il entretient sa maison et son armée par le moyen des dictes douanes et des autres commodités qu’il prend sur ses subjects191.

D’autre part, la course ou “Jihad maritime” qui s’est beaucoup développée après la relative indépendance de Salé, rendait parfois précaires les relations commerciales entre le Maroc et l’Europe. Il n’en demeure pas moins que le makhzen Saâdien, qui éprouvait de sérieuses difficultés pour lever les impôts intérieurs, ne pouvait se désintéresser des recettes douanières. Après un essai de répression sans succès à l’encontre des corsaires de Rabat-Salé, le Sultan leur reconnut implicisement une quasi-indépendance. Néanmoins, il recevait une part des prises de la course et un certain nombre de captifs. Les étrangers contemporains des événements qui ont marqué les dernières années de la dynastie Saâdienne ont signalé l’apparition sur les rives du Bou Regreg d’une sorte d’organisation politico-économique qu’ils ont appelé des ”conseils” ou des ”républiques”.

Ainsi, à une époque où la plupart des ports du Maroc étaient aux mains des chrétiens (Tanger, Safi, Asila, Mazagan, Larache, Al Mamora, Anfa), Salé restait la première place à l’océan atlantique pour la surveillance du Détroit de Gibraltar distant d’à peine 50 lieues. Les conditions spéciales du port de Rabat-Salé, dont la barre interdisait l’accès à tous les navires de gros tonnage, en faisaient un repaire idéal à l’abri duquel s’est développé à partir de la deuxième moitié du XVIIè m e siècle une véritable activité de course maritime. Les grandes découvertes maritimes déplaçaient le commerce vers le ”Ponant”. L’occident délaissant les routes de l’orient. Lisbonne était à cette époque le grand centre du commerce avec les Indes et le Brésil. Toutes les flottes européennes longeaient la côte africaine jusqu’au Cap de Bonne Espérance. Le Détroit de Gibraltar devint un carrefour maritime important constamment sillonné par des navires chargés de fortunes et sans défense. Conduits à une violente haine et un désir de vengeance contre les Espagnols de la péninsule qui les avaient expulsés et contre les chrétiens en général, les hornocheros furent les premiers organisateurs de la course à partir des eaux marocaines. Considérée à l’époque comme une activité normale, la course se pratiquait sous forme de campagnes annuelles d’avril à octobre. Les corssaires entretenaient une insécurité permanente des grandes voies maritimes. Ne pouvant parvenir à réduire les corsaires par les armes, le makhzen du se ésoudre à composer avec la “république de Rabat-Salé” tout en bénéficiant d’une partie des recettes douanières. La répartition du produit de la course s’effectuait généralement comme suit :

Dix pour cent au diwan de la ville ; Quarante cinq pour cent au propriétaire de l’embarcation ; Quarante cinq pour cent au personnel navigant. Lorsque les corsaires sont sous la tutelle du Sultan, le makhzen percevait le cinquième du produit. Le reliquat est réparti à égalité entre le propriétaire du bateau et l’équipage. A ce titre, le revenu des douanes du port de Rabat-Salé se serait élevé à 25 millions ducats de 1620 à 1630. Ces recettes sont dues en partie à l’activité de la course mais également au grand trafic commercial qui s’est développé avec certains pays européens. En effet, de nombreux chrétiens traitaient d’importantes affaires commerciales au port de Salé le neuf (Rabat) et Salé le vieux. Par un décret de 1626, le Roi d’Espagne PhilippeIV autorisa les Espagnols à faire le commerce avec les Andalous de Rabat-Salé. Un contemporain décrivait la situation qui prévalait à l’époque au port en ces termes :

Affligeante Europe ! Et habileté machiavélique des corsaires de Salé …….. Ainsi, pouvait-on apercevoir sur les quais du port les captifs chrétiens retenus comme esclaves, tandis que d’autres chrétiens s’employaient à de juteux profits…………192”.

La course enrichit la ville comme nous l’indique J. Brignon “une année de revenus de la course rapporte à la douane de Salé plus qu’une année d’impôt à l’époque d’El Mansour pour tout le Royaume193.

Ce n’est que sous le règne des premiers Sultans Alaouites, que la course perdit son indépendance. Mise sous la bannière du makhzen, elle change de nom et de vocation, on parlera désormais de la course et des corsaires. Les corsaires avaient ainsi marqué l’histoire du Maroc en général et l’histoire des douanes en particulier. En 1672 le Sultan Moulay Ismaïl nomma un corsaire, Abd El Hadi converti à l’Islam d’origine française comme Amine du port de Rabat. Saïd Aganwi (le Génois) fut en 1647 Amine du port de Salé-le-Vieux (c’est-à-dire responsable des douanes). Il pratiquait également le commerce pour son propre compte. En janvier 1758, nous trouvons trace de son commerce dans les états des prises faites sur un bateau, une somme de 787 rials concernait ce qui lui revenait comme marchandises.

Les commandants de bateaux connus sous le nom de raïs (Rouas au pluriel) se recrutèrent en effet essentiellement parmi les Andalous et les renégats de Rabat rapidement formés à la course et que vinrent épauler les pirates chassés d’Al Mamora en 1614 par les Espagnols qui l’occupèrent. En 1635, le père Dan, en mission au Maroc, comptait 300 convertis vivant de la course. Par leur audace et leur sang froid, ils réalisèrent des exploits que l’histoire n’oubliera pas. Parmi eux on peut citer Bargach, Meize dit le brave, Maâninou, Rousay, Hajali, Brittel et Ben Ali El Quassir. Salé donnera à la piraterie le célèbre Fennich, le Raïs Aouad. Moulay Ismaïl fera de Ben Aïcha, le célèbre “fennal des vaisseaux de Salé” son ambassadeur auprès de Louis XIV. Comme le signalait de Castries citant des relations de l’époque, c’est à partir de ce moment qu’une nouvelle classe d’intermédiaires fera son apparition dans le monde du négoce et du commerce international.

Industrieux, touchant à tous les courtages, âpres au gain et maîtrisant parfaitement l’Arabe et les langues étrangères, les juifs de Salé surent profiter de la course, s’adapter aux moeurs qui leur étaient défavorables et devinrent ainsi les intermédiaires des européens et des consuls. Cette situation leur permit de devenir très vite les interlocuteurs privilégiés du makhzen et de la douane en particulier. Ils avaient licence de battre monnaie pour le makhzen, recouvraient les droits de douane devenant ainsi d’indispensables agents du sultan.

Par ailleurs, il convient de noter que les douanes du makhzen Saâdien géraient non seulement les ports libres marocains, mais également à l’intérieur du pays les ports des rivières navigables en relation directe avec l’étranger.

Parallèlement à la création de nouveaux bureaux de douane, le makhzen Saâdien a tenu à renforcer ses relations commerciales extérieures avec l’Angleterre. En 1551 et 1552, deux grandes expéditions commerciales ont conduit des délégations de négociants britanniques dirigées par le capitaine Thomas Windam aux ports de Salé et de Santa Cruz, (Agadir). Depuis, les échanges commerciaux entre le Maroc et l’Angleterre, n’avaient cessé de s’accroître et avaient porté sur diverses marchandises. En plus, les recettes douanières découlant de l’importation et l’exportation (du sucre notamment), apportaient aux Sultans Saâdiens de grandes rentrées de numéraire. Le sucre marocain était très sollicité en Europe. En 1589, la Reine Elizabeth en importa 60 caisses pour sa propre consommation.

En plus de sa classique mission de recouvrement des droits et taxes, le makhzen Saâdien confiait à la douane le contrôle de l’exportation de produits stratégiques. Le nitrate de potassium était particulièrement prisé par les Anglais qui l’importaient pour la fabrication des poudres explosives. La douane contrôlait rigoureusement l’exportation de cette matière première stratégique qui n’était permise que lorsqu’elle était réalisée pour le compte de l’Etat. En 1576, Edmond Hogin, l’un des plus grands commerçants de Londres vendait au Sultan Saâdien Moulay Abdelmalek des boulets de canon contre une quantité équivalente de nitrate. En 1581, sur autorisation spéciale de la Reine d’Angleterre, le négociant John Simpekte, expédia au Maroc 600 tonnes de planches destinées à la construction de navires de guerre. En contrepartie, la douane l’autorise à exporter le nitrate de potassium.

Enfin, on ne peut pas aborder l’organisation douanière du temps de la dynastie Saâdienne sans nous interroger sur le rôle de cette administration ans le contrôle du commerce caravanier transaharien. Nous avons constaté, grâce à des témoignages essentiellement européens, les méthodes et structures du contrôle douanier sur les opérations du commerce extérieur maritime du Maroc avec les nations européennes dès le début du XIIIème siècle. En ce qui concerne les échanges commerciaux avec l’Orient et le Sud notamment, il est établi que le contrôle douanier a toujours été effectué par le makhzen.

Cependant, tout porte à croire que ce contrôle fut différent tant au niveau de sa forme que de sa nature. En réalité, depuis les Almoravides, l’Etat basait sa puissance politique sur les revenus que lui procurait le contrôle du commerce transaharien. De cette approche stratégique deux politiques douanières avaient été mises en oeuvre : d’une part un système de contrôle des opérations commerciales avec les territoires de l’Orient et du Sud et d’autre part un dispositif d’application des procédures douanières incluses dans les traités commerciaux avec les puissances européennes :

1. une politique douanière conventionnelle appliquée essentiellement aux échanges avec les puissances européennes non musulmanes :

En effet, souvent le makhzen Saâdien se livrait, de temps à autre, à un véritable embargo économique vis-à-vis des puissances européennes catholiques (Portugal - Espagne) qui prohibaient la livraison des armes, munitions et tout instrument de guerre au Maroc.

En règle générale, le commerce avec les musulmans était prohibé à partir de 1521 pour les sujets portugais. Cependant, après l’occupation de certains ports marocains, le Roi du Portugal qui dirigeait personnellement l’activité du commerce avec l’étranger autorisa des négociants indépendants à exporter des marchandises vers les ports marocains, à condition de payer des droits spécifiques avant l’exportation. Ainsi, il y a lieu de déduire que pendant l’occupation portugaise des ports marocains, les droits et taxes de douane dus sur l’importation des marchandises étaient recouvrées par l’administration portugaise à l’embarquement de ces marchandises vers le Maroc.

Cela se traduisait évidemment par un manque à gagner pour le trésor saâdien qui essaya de le compenser par l’ouverture de nouveaux bureaux douaniers. Compte tenu de cette conjoncture, l’Etat activa les ports fluviaux de Fès et Taroudant qui permettaient à l’époque une navigation normale. Et il parait que les ports fluviaux aménagés à Fès et à Taroudant étaient des sites idéaux pour déjouer la vigilance des espions catholiques. Les procès verbaux des tribunaux d’inquisition portugais instaurés sous la pression de l’église pour empêcher les échanges avec le Maroc musulman, comportent souvent des témoignages sur les chargements de navires à Taroudant de peaux et de sucre vers le port d’Anvers. Dans une lettre adressée à Jean III, Sébastien Alvares signale l’arrivée de 9 navires de commerce au port de Taroudant.

L’activité commerciale extérieure nécessitait dès lors une organisation douanière dans cette ville qui n’avait connu jusqu’alors que des transactions de commerce intérieur. C’est ce qui a conduit sans doute le makhzen Saâdien à y instituer une douane. La résidence du Sultan à Taroudant fut d’ailleurs transformé en maison des douanes pour l’accomplissement des formalités douanières, l’entreposage des marchandises et l’habitation des négociants étrangers.

Cette relance de l’activité commerciale maritime par les Saâdiens face au blocus portugais s’est traduite également par la dynamisation du port fluvial de Fès qui connut une activité commerciale depuis les Almohades. En effet, dès le XIIème siècle, il était enregistré une intense activité commerciale qui reliait Fès à Mehdia par un trafic de petites embarcations qui traversaient l’oued Fès, puis Sebou jusqu’à son embouchure à l’Océan Atlantique. Le port fluvial se situait au confluent de l’Oued Fès et de l’Oued Sebou dans une localité qui s’appelait ”Al Habala”. En 1355, le Sultan Abou Inan ordonna la construction de deux embarcations à voile au village de Khalouane (Sidi Hrazem) qui transportèrent 180 soldats de Fès à Mehdia. En 1560, le chef d’une mission diplomatique et commerciale de Navaria est retourné à son pays par ”le port de Fès”. Ala même époque, il y a été enregistré l’arrivée d’une embarcation en provenance de Marseille. Pour animer cette activité commerciale, les Saâdiens ont édifié à Fès un véritable chantier naval spécialisé dans la fabrication de petites embarcations à voile. Une véritable industrie s’est développée grâce à la présence à proximité d’importantes forêts de cèdres et de chênes et la culture de chanvre, nécessaire à la fabrication de cordage. Cette activité s’est développé notamment chez la tribu de Beni Yazgha194.


 

34 Jeanne Senechal: Tingis port d’arrivée des grandes caravanes d’Afrique noire dans l’antiquité.
35
Jeanne Senechal: ibid p. 15.
36
Archives marocaines T1.
37
L. Muller: Numismatique de l’ancienne Afrique.
38
Article de Maurice Bernier “ la géographie économique du Maroc dans l’antiquité” in Archives marocaine t1, p. 271.
39
Il existe aujourd’hui un endroit qui répond à cette position. Il s’agirait de Aïn Elkebrit au nord ouest du Maroc.
40
L. Mûller op cit.
41
Flavires Josèphe, Guerre des Juifs, II.
42
Mûller, IBID.
43
Maurice Bernier, op cit.
44
Inspecteur Général des Finances en France ancien Commissaire Général de la Productivité.
45
Ardant. op cite
46
De Chaurebierre, histoire du Maroc, 1931
47
P. Guiraud, Etudes économiques sur l’antiquité
48
Ancienne province romaine correspondant à l’actuelle Andalousie.
49
Les Fastes de la province de Nerbonnaise Paris 1978.

50
Publicain : emprunté vers 1170 au latin publicanus ”fermier de l’Etat”. Ce terme d’histoire antique désigne les riches chevaliers romains qui affermaient les revenus de l’Etat et, par métonymie, l’agent employé par ces chevaliers, choisi généralement dans la population locale.
51
condiment obtenu par macération dans du sel, de déchets de poisson, de laitance, d’oeufs et de sang ou encore d’huîtres ou de crevettes, très appréciés des Romains.

52
L’emplacement des ruines de cette cité est indiqué sur la carte du Maroc (édition Michelin)