L’ACHAR41 DU FOUNDOUK ANNAJJARINE À FÈS
- 1845 -



Les marchandises qui sortaient de Fès, et de Fès seulement, étaient soumises à une taxe appelée “achar foundouk en-nejjarin” (le dixième du foundouk des menuisiers), du nom de l’endroit où elle était perçue42. A l’origine, cette taxe avait été instituée par Moulay Abderrahman, après le traité franco-marocain de 1845, pour permettre au makhzen de tirer profit du commerce d’exportation

 



relativement important qui se faisait de Fès vers l’Algérie. Puis le gouvernement chérifien y vit un moyen commode pour percevoir un impôt sur les berbères du pays insoumis (bled es-siba) qui refusaient le paiement de toute contribution directe. Le dixième du foundouk des menuisiers frappa alors toutes les marchandises qui sortaient de Fès, quelle que fût leur destination. Il a été réglementé sous cette forme par un dahir du 11 Jomada II 1306 (12 février 1889). Le makhzen eut même l’intention de l’étendre aux marchandises destinées à l’exportation hors du Maroc, mais, comme il n’était pas mentionné dans les traités passés entre le Maroc et les puissances européennes, celles-ci protestèrent et obtinrent le maintien du statu quo.

Comme dans le cas dunkas, le taux du dixième avait subi plusieurs modifications avec le temps : il était toujours de 10 % au début du XX ème siècle pour les marchandises importées d’Europe ; pour les autres, il était très variable, comme l’indique la liste suivante, donnée par René Leclerc44 :

 

Tissus de laine5 % ad valorem
Huile d’olive6 p. h.45 25 par quintal
Babouches5% ad valorem
Anis2 p. h. 50 par quintal
Chanvre4 p.h.
Coussins de cuir brodé5% ad valorem
Jellaba5% ad valorem
Dattes5 p.h. par kantar
Etriers8 % ad valorem
Fils de laine-        -
Vaisselle de cuivre-        -
Haïk5 %   -
Sacoches en cuir (zaboulat)-        -
Tamis-        -
Ceintures de laine12 p. h. 50 le cent
Laine lavée10 p. h. par kantar
Peignes en bois0 p. h. 50 le cent
Peaux de boeufs, chèvres et moutons4 p. h. 50 par kantar
Peaux tannées12 p. h. 50 par kantar



Le paiement se faisait au fondouk des menuisiers ; des contrôleurs étaient installés aux portes de la ville et exigeaient la présentation d’un certificat de paiement (nfoula46) ou d’exemption, dans le cas des marchandises destinées à l’exportation hors du Maroc ; quiconque ne pouvait présenter ce document devait acquitter les droits ou se voyait refuser l’autorisation de sortie. Un poste de soldats stationnait aux portes principales pour mettre les récalcitrants à la raison, si besoin était47. Les tentatives de fraude n’étaient pas rares ; la plus courante consistait à jeter les marchandises par-dessus le rempart de la ville ; lorsqu’il en avait connaissance, le makhzen les réprimait sévèrement48.

 



LE STATUT DES DOUANES DU SULTAN

SIDI MOHAMED BEN ABDERRAHMANE

- 1862 -


 

Partie intégrante du système du makhzen depuis le règne Idrisside, l’administration des douanes fut de toute époque une des structures d’avant garde du gouvernement marocain.

Bien que nous n’ayons pas pu déceler de documents probants sur l’organisation et le statut du personnel douanier avant le XIXème siècle, nous avons pu, à travers l’analyse des faits historiques, constater que le personnel des douanes marocaines se distinguait de l’ensemble des agents du makhzen par la nature spécifique des missions et tâches qui lui étaient confiées. Depuis l’avènement des Almoravides, le responsable des douanes fut l’un des principaux personnages de l’Etat. Les structures douanières furent également bien organisées et répondaient à des critères de compétences et de fonctionnalités très spécifiques.

De même, compte tenu de la nature de ses missions et du cadre géographique de l’exercice de l’activité douanière liée essentiellement au contrôle du commerce extérieur dans les ports maritimes, la douane fut sans doute l’une des premières administrations du makhzen à bénéficier d’une autonomie de gestion et à appliquer des méthodes administratives déconcentrées.

Le système traditionnel des oumana des ports chargés de la gestion des douanes du makhzen devait à partir du début du XIXème siècle subir un ensemble de réformes devenues indispensables compte tenu :

- d’une part de l’ouverture de plus en plus marquée des ports marocains sur le monde extérieur. Daniel Schrorter49 remarquait qu’à cette époque, les ports au Maroc constituaient les places d’avant garde du changement au Maroc ;

- d’autre part des grandes mutations socio-économiques que provoquait justement cette ouverture sur le monde extérieur.

Cependant, si l’activité du commerce international dans les ports marocains, dopée par les nouvelles techniques de la révolution industrielle universelle, avait tracé le chemin à l’interventionnisme étranger dans les affaires marocaines, la culture nationale et le système traditionnel du makhzen semblent avoir résisté à ces incursions. Ainsi, l’institution des oumana des ports a pu garder son cadre traditionnel tout en adoptant un nouveau cadre législatif d’organisation et de gestion.

Complétant l’oeuvre de Sidi Mohammed Ben Abdallah en matière de réformes administratives, le Sultan Sidi Mohamed Ben Abderrahmane entreprit, sous l’impulsion de multiples requêtes diplomatiques une des plus importantes restructuration des institutions du makhzen du XIXème siècle.

La réforme du statut des oumana des douanes fut la première initiative de modernisation d’un système makhzenien qui se caractérisait par la simplicité de ses structures, de ses agents et des responsabilités qu’ils exerçaient. Ce fut, probablement, la première conséquence de la pression libérale exercée par les Britanniques sur le makhzen depuis la conclusion de l’Accord Anglo-Marocain de 185650. Cette pression diplomatique fut en réalité l’?uvre de John Drummond Hay51 qui joua un rôle décisif durant les 42 années (1845 - 1886) qu’il passa au Maroc non seulement en qualité de représentant britannique, mais surtout en sa qualité de proche conseiller respectivement des Sultans Sidi Mohamed Ben Abderrahmane et Moulay Hassan. Du fait de ses contacts quotidiens avec l’administration portuaire. Ce prestigieux Consul Général de Grande Bretagne avait une parfaite connaissance aussi bien des circuits administratifs que des rouages commerciaux au Maroc 52.

C’est en s’attaquant aux méthodes d’exercice du commerce international que les britanniques, suivis par les représentants des puissances européennes vont amener le makhzen, affaibli politiquement, à adopter de nombreuses réformes liées au commerce extérieur. La douane, intervenant incontournable dans les transactions commerciales internationales fut de ce fait la première et la principale institution visée par les réformes.

Dès 1844 le lobby des commerçants britanniques de Gibraltar et Manchester se mobilisa et fit pression sur les autorités marocaines pour procéder à l’ouverture du marché marocain par le démantèlement des barrières douanières53.

Ainsi, peut-on noter dans une missive adressée le 9 décembre 1852 au Naïb du Sultan à Tanger Mohamed El Khatib par le Consul Britannique que ce dernier y évoquait trois griefs majeurs du système du commerce extérieur marocain :

- absence de réglementation fixe, uniforme et permanente ;

- exercice du makhzen du monopole sur le commerce extérieur par l’élargissement du régime des contrats 54 55

- taux élevés des droits de douane appliqués tant à l’importation qu’à l’exportation.

En 1853, la Grande Bretagne finit par obtenir une dérogation pour l’importation du sucre, du thé, du café et de la cochenille56 avec un délai de déféré de six mois pour l’application de cette mesure. Ce délai était nécessaire pour permettre aux oumana des ports d’écouler sur le marché les stocks de marchandises de la même espèce qu’ils entreposaient dans les ports, évitant ainsi des pertes de recettes pour le trésor du makhzen.

Les droits d’importation sur ces denrées furent rétablis comme auparavant.

- sucre : 3 rial / quintal ;

- café : 3 rial / quintal ;

- thé :1/4 rial / rotl (1/2 kilo) ;

- cochenille : 1 rial / rotl (1/2 kilo).

Cette mesure fut critiquée par le Consul de Grande Bretagne car considérée par lui contraire à l’Accord Maroco-Espagnol conclu sous le règne de Moulay Slimane en 1799 et reconduit par Moulay Abderrahmane en 182557. En effet, selon Drummond Hay la Grande Bretagne pouvait bénéficier du droit de 10 % prévu par la convention en application de la clause de la nation la plus favorisée. Cependant, Hay en soutenant sa théorie d’appliquer l’article 27 de la convention hispano-marocaine de 179958, semblait ignorer le fait que ladite convention n’eut jamais été appliquée dans les relations commerciales entre le Maroc et l’Espagne59.

Une pression systématique et soutenue sur le représentant du Sultan à Tanger, Si Mohamed El Khatib, permettra à la Grande Bretagne d’imposer, en fin de compte, son plan de réformes à travers une convention commerciale taillée à la mesure des intérêts du puissant groupe d’hommes d’affaires anglais au Maroc. Un contrôle rigoureux des recettes douanières s’imposait pour la consolidation des recettes du makhzen. Cette mesure a été jugée nécessaire pour permettre au Maroc de s’acquitter des dettes espagnoles et anglaises consécutives à l’indemnité de guerre impassé au Maroc pour obtenir l’évacuation de Tétouan par les espagnols.

La première étape du plan fut en effet la réforme des douanes de 1862.Cette réforme s’imposait, par ailleurs, du fait de la présence dans les ports marocains des contrôleurs espagnols. En effet, après la guerre de Tétouan, le Maroc fut contraint d’admettre dans ses ports la présence de contrôleurs espagnols pour veiller à la perception de 50 % des droits et taxes y recouvrés. Cette mesure visait à permettre au Maroc de s’acquitter de sa dette vis-à-vis de l’Espagne. Cette présence des ”recaudadore” espagnols n’était pas passée inaperçue puisqu’elle avait déclenché à Safi un incident diplomatique d’envergure internationale. En effet, le 30 juillet 1863, Mantilla, ancien colonel de l’armée espagnole dépêché ès qualités contrôleur aux douanes marocaines de Safi fut assassiné dans des conditions mystérieuses. Cet événement déclencha “l’affaire de Safi60.

Par ailleurs une convention d’emprunt fut ainsi signé à Tanger le 20 décembre 1861 entre les plénipotentiaires marocain et anglais Haj Abderrahmane El Aji et John Drumond Hay. Cette convention stipulait que Sa Majesté l’Empereur du Maroc s’engageait, dès ratification, à payer au commissaire nommé par Sa Majesté Britannique cinquante pour cent sur les droits des douanes dans les ports de l’Empire du Maroc.

De plus, les anglais exigeaient des autorités marocaines des relevés des recettes douanières dans les différents ports avant de satisfaire la demande de prêt formulée par le makhzen. Ainsi, lorsque le commerçant britannique Ford réclama en octobre 1861 la délivrance d’un document écrit attestant le revenu global des ports, le négociateur marocain Abderrahmane al Aji aurait évoqué avec le Consul Hay la mauvaise gestion des finances de l’Etat dans les ports et le moins perçu que cette situation impliquait pour le Trésor de l’Etat61.

Dans une lettre adressée le 24 octobre 1861 à Russel, Drummond Hay évoquait son initiative auprès du Sultan pour proposer les réformes nécessaires pour mettre fin à la contrebande et à la mauvaise gestion des douanes dans les ports .

Dans un rapport adressé au Sultan Sidi Mohamed Ben Abderrahmane, Hay estimait le volume des importations et des exportations du Maroc respectivement à 4 et 4,5 millions de rial. En conséquence, le revenu des douanes devrait logiquement correspondre à un montant global de l’ordre de 1,5 millions rials. Ce qui ne fut pas le cas d’après les renseignements recueillis par le Consul auprès des responsables du makhzen.

 



Dans les milieux diplomatiques de Tanger on évoquait un moins perçu pour le makhzen équivalent au tiers du budget global. 

Cette démonstration de dilapidation des ressources du trésor public fut appuyée par un rapport consulaire confidentiel sur la grande différence constatée entre les écritures portées par les oumana sur les registres officiels et les déclarations effectives des marchandises faites par les importateurs anglais à leurs Consulats. A cet égard, le Consul Général Britannique informa le nouveau Naïb du Sultan à Tanger Si Bargach que le Consulat a pu établir une différence en valeur de plus de 100.000 rials entre le registre des douanes et la déclaration effective d’un importateur62.

Durant la seconde moitié du XIXème siècle, la question douanière fut la pièce angulaire du concert économico-diplomatique que mena la Grande Bretagne au Maroc. Le pressing britannique aboutira à de grands bouleversements du système traditionnel de gestion du makhzen, particulièrement les affaires économiques et administratives. Pour la douane, envers laquelle le représentant de sa Majesté Britannique, John Drummond Hay exprimait un intérêt particulier, deux grandes réformes vont voir le jour : la première serait d’ordre tarifaire, la seconde d’ordre institutionnel.

 





 

Toutes ces investigations diplomatiques avaient pour objectif de confirmer les recommandations stipulées dans le mémorandum présenté le 27 mars 1855 au Sultan Moulay Abderrahmane par le chargé d’affaires britanniques63.

Après la difficile adoption par le makhzen de la réforme tarifaire de 185664, une proposition de réforme des douanes fut finalement présentée en bonne et due forme par Hay dans une note adressée au Sultan en visite à Marrakech le 30 octobre 1861. Le timing de la réforme fut minutieusement étudié car il coïncidait avec l’acceptation par le makhzen de la présence des contrôleurs espagnols dans ses ports pour superviser la perception d’une partie des droits et taxes. Par ailleurs, outre leurs aspects organisationnels, les propositions visaient à apporter une solution à l’éternel problème de confusion de pouvoirs entre l’amine des douanes et le gouverneur de la résidence auquel le makhzen fut confronté de tout temps.

C’est dans ce contexte qu’est intervenue la publication du dahir du Sultan Sidi Mohamed Ben Abderrahmane portant statut du personnel des douanes maritimes. Ce texte de loi fixa un nouveau cadre juridique pour le personnel douanier65.

 




 
42Droit spécial de douane.
43Sur cette taxe, voir Michaux-Bellaire, Organisation des finances, 65, René Leclerc, art. cit. 304 et Aubin, op. cit, 296.
44Loc. cit.
45Peseta Hassani.
46Ce mot qui figure dans les dictionnaires d’arabe maghrébin (Beaussier, nouvelle édition), mais non dans les dictionnaire s d’arabe classique, a d’abord désigné le billet d’exemption dont il s’agit ici, puis un écrit de petites dimensions portant mentiond’un ord re donné par une autorité constituée; on dit: nfoula du cadi, du caïd, du pacha,etc. (Renseignement recueilli sur ma demande par Si Lakhdar).
47Michaux Bellaire, Description de Fès, p 277.
48C’est ainsi que dans une lettre du 5 Moharram 1307 / 1er septembre 1889, notre agent consulaire transmet au Ministre de France à Tanger les doléances d’un juif protégé français chez qui un agent de l’amin el-achar (intendant du dixième), accompagné de deux portefaix, était venu saisir un lot de peaux qu’on le soupçonnait de vouloir faire passer par-dessus la muraille du Mellah (Archives de la légation de France à Tanger).
49Schroter, op. cit.
50Convention Maroco-Britannique du 9 décembre 1856 qui instaure une des premières et profondes réformes du tarif doua - nier marocain – Document 212 Direction des Archives Royales Rabat.
51Fils de Edouard Consul Général de Grande Bretagne à Tanger en 1829 s’était installé dès 1832 à Tanger où il mena de brillante étude des langues espagnole et française.
52Voir khalid Ben Srh i r, Al Maghrib wa Britania fi Al Karn XIX (1856-1886), publication de la faculté des lettres, Rabat, 1997.
53Flournoy, British ……… P170, F.O 99/27. Memorial of the merchants of Gibraltar to the Foreign Office. 31 Mai 1845.
54Dans une lettre du 9 décembre 1849 Hay évoquait une requête de Sidi Bousselham Ben Ali titulaire d’un contrat makhzenien de monopole d’exportation des sangsues. Ce ver annélide d’eau douce était particulièrement recherché par les négociants anglais. Un courant de contrebande de l’espèce était animé par les sujets britanniques. Au début de l’année 1849, la douane de Tanger avait arrêté un voyageur anglais qui tentait d’exporter frauduleusement vers Gibraltar une grande quantité de sangsues. (Histoire des relations maroco-britannique – traduction Younane Cabiberrizk p. 210).
55Le makhzen octroya le fermage du commerce des sangsues pour un montant de 80.000 rials (1848) et 100.000 rials (1849). D’après un rapport diplomatique, le Maroc exportait annuellement 1 million de vers de cette espèce.
56Teinture rouge obtenue d’un insecte hémiptère se nourrissant de la sève des plantes.
57Kounach 474 (B.H) p. 7 à 11. Convention de 38 articles signée pour le Maroc par Mohamed ben Ottmane à Meknès le 1er Mars 1799.
58Cette convention instaurait un droit uniforme d’importation de dix pour cent ad-valorem .
59Khalid Ben Srhir (ct op).
60Mohamed Kembib: Juifs et Musulmans au Maroc 1859 – 1948 p. 124.
61Le Maroc et la Grande Bretagne au XIXème siècle – Khalid Ben Sghir P. 427.
62Le constat fut probablement établi au Port de Safi. Cf. K. Bensghir – op cit p. 429.
63Khalid Ben Srhir “Adocument advocatiiingthe introduction of économic liberalism Marocco 1855 “in hesperis - Tamuda, fasicule 2, 1992, p 75-98.
64Accord commercial et douanier du 9 décembre 1856.
65Voir statut des oumana en douane.